Fin septembre 2018, un article de Frédéric Thomas attirait l’attention sur une lettre inédite de Rimbaud, datée du 16 avril 1974 et adressée au communard Jules Andrieu. Je rendais compte de cette découverte ici-même dès le 16 octobre. Sollers évoque longuement cette lettre dans son dernier roman Désir dans le chapitre intitulé « Surprise » (Gallimard, 2020, p. 117). Est-ce une surprise qu’il soit fait mention de la découverte de cette lettre dans le roman au moment même où Sollers l’écrit ? Non, bien sûr, puisque, au même titre que les écrits de l’Illuministe Saint-Martin et les Poésies d’Isidore Ducasse, les Illuminations de Rimbaud, présentes dès l’exergue (tiré de A une raison [1]) — « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie » —, sont disséminées et relancées dans tout le texte tel un opéra fabuleux. Voici le chapitre de Désir que j’ai fait suivre de la lettre de Rimbaud et du commentaire précurseur de Frédéric Thomas. Ce dernier intervenait récemment sur France Culture dans le cadre d’une série consacrée à « Arthur Rimbaud à la croisée de la bibliothèque ». Le thème en était : « changer la vie ». Cela méritait quelques explications.
Le Philosophe doit s’occuper à la fois de l’infiniment grand, de l’infiniment petit, de l’infiniment long, de l’infiniment bref. Il y parvient, il veille, il devient un opéra fabuleux. Pour se reposer, il visite rapidement des scènes d’Histoire, et va jusqu’à projeter d’écrire un livre, dont le titre serait L’Histoire révélée à elle-même, dans le style de La Bible enfin dévoilée. Il abandonne, puisque personne ne lit plus vraiment ce qui est à lire. Il préfère dormir en restant éveillé.
Une très surprenante lettre de Rimbaud a été découverte récemment, pendant l’écriture de ce livre. Adressée à un ancien communard, réfugié en Angleterre, elle est datée, à Londres, du 16 avril 1874. Rimbaud écrit qu’il veut entreprendre un ouvrage en plusieurs livraisons, intitulé L’Histoire splendide. Il s’agirait « d’une série indéfinie de morceaux de bravoure historique, commençant à n’importe quelles annales ou fables ou souvenirs très anciens... d’une archéologie ultra-romanesque suivant le drame de l’histoire, du mysticisme de chic, roulant toutes controverses, du poème en prose à la mode d’ici, des habiletés de nouvelliste aux points obscurs... ».
Dans son style précipité, Rimbaud évoque aussi bien la Grèce que l’époque romaine, sans oublier un angle africain. Il y aurait, pêle-mêle, « le décor des religions, les traits du droit, l’enharmonie des fatalités populaires exhibées avec les costumes et les paysages, le tout dévidé à des dates plus ou moins atroces, batailles, migrations, scènes révolutionnaires souvent un peu exotiques, sans forme jusqu’ici... D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment, mais un plan est indispensable ».
Rimbaud attend donc de l’argent pour se lancer dans son entreprise, dont il précise qu’elle sera écrite en anglais. L’Histoire splendide sera enfin la véritable Histoire, littéralement et dans tous les sens. En réalité, on peut en lire des passages entiers dans Illuminations, qu’il écrit chaque jour, en allant lire et écrire au British Museum. Il suffit, par exemple, d’ouvrir Promontoire [2] :
« L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick au large, en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie. »
Je me contente ici de souligner trois adverbes dans cette lettre sensationnelle de Rimbaud : mystiquement, vulgairement, savamment. Voilà le programme révolutionnaire pour une Histoire splendide enfin composée pour les siècles futurs. Verlaine, obsédé par le corps de Rimbaud, est peu doué pour l’Illuminisme, d’où l’invention absurde des « poètes maudits », sans parler de la fausse piste des « enluminures » (les « coloured plates ») pour parler d’Illuminations. Si vous avez appris qu’un Splendide Hôtel, incendié en 1872, se trouvait à Paris, au coin de la rue de la Paix et de l’avenue de l’Opéra, vous pouvez mieux lire ce passage d’Après le Déluge :
« Les caravanes partirent, et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle... »
Cette vision n’a rien d’une« enluminure », et Verlaine aurait été bien incapable de la penser.
Les sanglots longs des violons de l’automne n’ont jamais blessé le cœur de Rimbaud d’une langueur monotone. Dans sa lettre londonienne de 1874, il est très explicite :
« Je sais comment on se pose en double-voyant pour la foule, qui ne s’occupa jamais de voir, qui n’a peut être pas besoin de voir. »
C’est sur ce double-voyant que Verlaine, exaspéré par la supériorité spirituelle de Rimbaud, a tiré un jour, au revolver, à Bruxelles. Rimbaud a retiré sa plainte à la police, et la mère de Verlaine a payé pour la publication d’Une saison en enfer. Rimbaud était aussi un homme d’affaires :
« À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïe, les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate... »
Sollers poursuit dans le chapitre suivant qui s’appelle « ILLUMINATION » :
Rimbaud a-t-il rencontré le Philosophe Inconnu à Londres ? C’est probable. De l’Alchimie du Verbe aux Illuminations, il y a un saut énigmatique qui rayonne encore dans le temps profond. Cette lettre de 1874 vient de parvenir à son vrai destinataire à Paris, et qui pourrait la lire sinon lui ? Les phénomènes passent, il trouve les lois. Rien ne se perd, rien n’est jamais fini au paradis des mathématiques. Jésus et Laozi marchent calmement au bord d’un lac immense. Héraclite s’amuse avec des enfants, dans l’ombre de la cour du temple de Diane, à Éphèse. Mozart, dans une belle villa de Prague, chantonne dans sa chambre, et joue du piano.
Le Philosophe [Ici c’est le narrateur aux Identités Rapprochées Multiples qui parle] joue au ballon avec son fils de 8 ans, et c’est comme s’il avait lui-même 8 ans. Il lui apprend le langage de la forêt, le déchiffrement des cris d’oiseaux, la science des vents, la bonne façon de nager sans peine. Il l’emmène souvent en bateau, et lui apprend la pêche...
Reprise de mon article du 16 octobre 2018.
S’agit-il d’une nouvelle affabulation comme celle de La chasse spirituelle qui a fait coulé beaucoup d’encre [3] ? Une lettre inconnue de Rimbaud, datée d’avril 1874 à Londres, aurait été retrouvée dans les archives du communard Jules Andrieu, ancien collègue de Verlaine à l’Hôtel de Ville de Paris, journaliste, poète, érudit, en exil à Londres de 1871 à 1881.
London, 16 April 74
Monsieur,
– Avec toutes excuses [5] sur la forme de ce qui suit, –
Je voudrais entreprendre un ouvrage en livraisons, avec titre : L’Histoire splendide [6]. Je réserve : le format ; la traduction, (anglaise d’abord) le style devant être négatif et l’étrangeté des détails et la (magnifique) perversion de l’ensemble ne devant affecter d’autre phraséologie [7] que celle possible pour la traduction immédiate : – Comme suite de ce boniment sommaire : Je prise [8] que l’éditeur ne peut se trouver que sur la présentation de deux ou trois morceaux hautement choisis. Faut-il des préparations dans le monde bibliographique, ou [9] dans le monde, pour cette entreprise, je ne sais pas ? – Enfin c’est peut-être une spéculation sur l’ignorance où l’on est maintenant de l’histoire, (le seul bazar moral qu’on n’exploite pas maintenant) – et ici principalement (m’a-t-on dit (?)) ils ne savent rien en histoire – et cette forme à [10] cette spéculation me semble assez dans leurs goûts littéraires – Pour terminer : je sais comment on se pose en double-voyant [11] pour la foule, qui ne s’occupa jamais à voir, qui n’a peut-être pas besoin de voir.
En peu de mots (!) une série indéfinie de morceaux de bravoure historique, commençant à n’importe quels annales ou fables ou souvenirs très anciens. Le vrai principe de ce noble travail est une réclame frappante ; la suite pédagogique de ces morceaux peut être aussi créée par des réclames en tête de la livraison, ou détachées. – Comme description, rappelez-vous les procédés de Salammbô : comme liaisons et explanations [12] mystiques, Quinet et Michelet : mieux [13]. Puis une archéologie ultrà-romanesque [14] suivant le drame de l’histoire ; du mysticisme de chic, roulant toutes controverses ; du poème en prose à la mode d’ici ; des habiletés de nouvelliste aux points obscurs. – Soyez prévenu que je n’ai en tête pas plus de panoramas, ni plus de curiosités historiques qu’à [15] un bachelier de quelques années – Je veux faire une affaire ici.
Monsieur, je sais ce que vous savez et comment vous savez : or je vous ouvre un [16] questionnaire, (ceci ressemble à une équation impossible), quel travail, de qui, peut être pris comme le plus ancien (latest) [17]) des commencements ? à une certaine date (ce doit être dans la suite) quelle chronologie universelle ? – Je crois que je ne dois bien prévoir que la partie ancienne ; le Moyen-âge et les temps modernes réservés ; hors cela que je n’ose prévoir – Voyez-vous quelles plus anciennes annales scientifiques ou fabuleuses je puis compulser ? Ensuite, quels travaux généraux ou partiels d’archéologie ou de chroniques ? Je finis en demandant quelle date de paix vous me donnez sur l’ensemble Grec Romain Africain. Voyons : il y aura illustrés en prose à la Doré, le décor des religions, les traits du droit, l’enharmonie [18] des fatalités populaires exhibées [19] avec les costumes et les paysages, – le tout pris et dévidé à des dates plus ou moins atroces : batailles, migrations, scènes révolutionnaires : souvent un peu exotiques, sans forme jusqu’ici dans les cours ou chez les fantaisistes. D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment. Mais un plan est indispensable.
Quoique ce soit tout à fait industriel et que les heures destinées à la confection de cet ouvrage m’apparaissent méprisables, la composition ne laisse pas que de me sembler fort ardue. Ainsi je n’écris pas mes demandes de renseignements, une réponse vous gênerait plus ; je sollicite de vous une demi-heure de conversation, l’heure et le lieu s’il vous plait, sûr que vous avez saisi le plan et que nous l’expliquerons promptement – pour une forme inouïe et anglaise –
Réponse s’il vous plait. [20] [21]
Mes salutations respectueuses
Rimbaud