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A.R.
31 janvier 2021

Rimbaud entre Afrique et Arabie : 10 ans dans une courte vie.

A la fin 1880, Rimbaud est de passage dans divers ports de la Mer Rouge jusqu’au Yemen : à Hodeida, un commerçant marseillais le recommande à une maison lyonnaise d’import-export (qui faisait le commerce du café mais pas seulement), Bardey et Cie*, établie à Aden, qui l’embauche.

  • Exactement Mazeran, Viannay, Bardey et Cie. Après liquidation de cette société, il semble que la nouvelle société créée par Alfred Bardey prendra le nom de Bardey et Cie. Le frère d'Alfred, Pierre Bardey, travaillait aussi dans l'entreprise et rencontra Rimbaud.

 

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Steamer point, à Aden, vers 1900.

Steamer point (aujourd'hui Tawahi) était le lieu d'arrivée des navires de passagers à Aden, ainsi que le quartier occidental. Les deux meilleurs hôtels d'Aden, l'Hôtel de l'Univers et l'Hôtel de l'Europe, s'y trouvaient. Rimbaud a daté plusieurs de ses lettres de Steamer Point.

http://www.pandosnco.co.uk/a_pando_passage_to_india.html

 

 

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Portrait de groupe à l'Hôtel de l'Univers (Aden), en 1880 (?).

 © LIBRAIRES ASSOCIES / ADOC-PHOTOS

Agrandissement pris sur le site Arthur Rimbaud le poète. http://abardel.free.fr/iconographie/afrique/hotel_de_l_univers_agrandissement.htm

Cette photo, retrouvée en 2008, publiée en 2010, a fait couler beaucoup d'encre. L'identification de Rimbaud comme le 4ème personnage assis à droite a été contestée et à ce jour, aucune conclusion définitive n'a été apportée à la question. On peut se reporter à l'étude des découvreurs de la photo, MM. Alban Caussé et Jacques Desse : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2016/11/825be1b0a0703a86ca1e59705c88fb57.pdf

 et en version longue, Rimbaud, Aden 1880, histoire d'une photographie, disponible sur le site (clôturé) http://www.mag4.net/Rimbaud/ :

 http://www.mag4.net/Rimbaud/archives/public/fichiers/Rimbaud-Aden-1880-comp.pdf.

La critique sur l'identification de Rimbaud porte principalement sur le fait que certains des autres personnages identifiés avec plus ou moins de certitude, n'ont pas pu être présents en même temps que Rimbaud à Aden. La photo a aussi provoqué les réactions, parfois ridicules, de ceux qui trouvent que le visage sur la photo ne correspond pas à la légende de Rimbaud, à l'image qu'on se fait de lui comme éternel révolté.

 

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 Carte postale : Aden, danseurs bédouins un jour de fête à Sheikh Othman. Milieu du 20 ème siècle.

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28 janvier 2021

L’expédition pour le Choa

Fin 1885, il décide de s’associer avec le commerçant Pierre Labatut, établi au Choa, un royaume tributaire de l’Abyssinie pour livrer à Ménélik, roi** du Choa, une cargaison d’armes qui seront achetées en Europe.

                            * Parfois écrit selon la graphie anglophone Shewa.

                           ** L’appellation locale est négus.

 

 Rimbaud, qui croit que la fortune est à portée de main de, rompt avec ses employeurs (qualifiés de pignoufs !) et se débarrasse de Mariam, renvoyée avec quelques thalers en poche.

L’expédition met plusieurs mois à être organisée : les deux associés doivent affronter des problèmes administratifs (les Anglais et Français, présents sur les côtes de la Mer Rouge à Aden et Obock) ont interdit le trafic d’armes avec l’Abyssinie (il semble que les deuxx associés obtiendront une dérogation) - puis Labatut, atteint d'un cancer, rentre en France pour mourir.

Rimbaud s’associe alors avec Paul Soleillet, commerçant et explorateur, qui a monté sa propre caravane, pour joindre leurs deux caravanes mais celui-ci meurt d’une embolie (ou insolation ?). Rimbaud doit donc assurer, seul Européen, le cheminement de la caravane d’armes dans des régions dangereuses, où se trouvent notamment les guerriers Danakils.

Il rencontre en chemin l’explorateur Jules Borelli, un Marseillais et fait route avec lui. Borelli le décrit ainsi :

« M. Rimbaud, négociant français, arrive de Toudjourrah, avec sa caravane. Les ennuis ne lui ont pas été épargnés en route. (…)
Notre compatriote a habité le Harar. Il sait l'arabe et parle l'amharigna et l'oromo. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve, le classent parmi les voyageurs accomplis. »

 

Mais en arrivant dans la capitale de Ménélik, à Ankober, Rimbaud découvre que celui-ci est parti à Harar combattre l'émir Abdullaï qui au départ des Egyptiens d’Harar s’est proclamé souverain.

A Ankober, Rimbaud est assiégé par tous les créanciers (ou soit-disant) de son associé décédé, Labatut. Il décide de se rendre à Entoto, où se trouve maintenant Ménélik, qui a vaincu Abdullaï. Il s’y rend avec Borelli ; sur place il rencontre le conseiller de Ménélik, l’ingénieur suisse  Alfred Ilg et noue avec lui des relations cordales. Ménélik arrive en triomphateur (mars 1887) ; il accepte d’acheter le stock d’armes de Rimbaud à un prix bradé – Rimbaud n’a pas le choix – de plus, Ménélik défalque du prix de vente le montant de ce que soi-disant Labatut lui devait. Rimbaud, qui a dû faire face à « toute une horde de créanciers » de Labatut, quitte Entoto (mai 1887), en compagnie de Borelli par la route de l’Ogaden. Tous deux prennent des notes. Rimbaud, les communique à Alfred Bardey pour la Société de géographie (il n’a donc pas entièrement rompu avec ce dernier).  A Harar, où Rimbaud doit se faire payer ce que lui doit Ménélik; il doit accepter des traites .

De retour à Aden, il peut faire le bilan de « cette misérable affaire » : il a perdu 60 % sur son capital et a subi « vingt et un mois de fatigues atroces ».

A-t-il autant perdu qu’il le dit ? Dans une autre lettre il écrit : « Je me retrouve avec les quinze mille francs que j’avais, après m’être fatigué d’une manière horrible pendant près de deux ans. Je n’ai pas de chance (…) Je me trouve tourmenté ces jours-ci par un rhumatisme dans les reins qui me fait damner, j’en ai un autre dans la cuisse gauche qui me paralyse, une douleur articulaire dans le genou gauche (…) j’ai les cheveux absolument gris, je me figure que mon existence périclite » (23 août 1887, à sa famille).

Il décide d’aller se reposer au Caire et entre en relation avec Borelli bey (Octave Borelli), frère aîné de Jules Borelli et directeur du journal, Le Bosphore égyptien. Les notes de son expédition du Choa sont publiées dans ce journal en août 1887.

De retour à Aden, il est encore poursuivi par la question des dettes de Labatut.

Il expose au consul (ou vice-consul ?) de France à Aden, M. de Gaspary, sa situation, en butte aux atermoiements des fonctionnaires de Ménélik et aux plaintes des créanciers de mauvaise foi, dans une lettre de novembre 1887, à la fois pittoresque et embrouillée, où éclate son exaspération (voir L'annexe du blog Rimbaud passion http://blogannexerimbau.canalblog.com/archives/2018/01/24/36077664.html).

En décembre 1887, il revoit Alfred Ilg, qui retourne (momentanément) en Suisse – ils correspondront amicalement. Rimbaud s’embarque dans une nouvelle affaire de livraison d’armes avec Armand Savouré, toujours pour Ménélik. Mais Rimbaud ne peut se procurer les chameaux nécessaires à la caravane auprès du dejazmach [titre militaire supérieur] Makonnen (ensuite ras Makonnen), qui commande à Harar, et l’affaire capote; mais il semble que Rimbaud servira au moins d'intermédiaire dans une vente d'armes à Ménélik, pour le compte de Savouré*. ]

                                                                    * Voir par exemple le reçu du 23 juin 1889, par Rimbaud reconnait avoir reçu des sommes pour le compte de M. Savouré pour une vente de fusils au roi Ménélik. Site de vente Sotheby's (2017). https://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2017/livres-et-manuscrits-pf1703/lot.89.html

On peut penser que Rimbaud est resté en relations d'affaires avec Ménélik jusqu'à la fin de sa présence à Harar (voir document ci-dessous, où il est aussi question de Savouré et de Ilg). 

 

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Lettre de Ménélik (Menilek) II à Rimbaud, en amharique. Traduction :

Il a vaincu, le lion de la Tribu de Juda.
Menilek II, Elu du Seigneur, Roi des Rois d'Ethiopie
Parvienne à Monsieur Rimbaud.
Je t'adresse mon salut.
La lettre que tu m’as envoyée de Harar, le 4ème mois, sixième jour, l’an 1889, m’est parvenue. Je l'ai lue en entier.
Dedjaz Makonnen va rentrer en toute hâte. Il est chargé de régler toutes les affaires du Harar. Il vaut mieux que tu t’entendes avec lui. Si d’ailleurs il ne m’en parlait pas, je lui en parlerais. Si tu as prêté de l’argent en mon nom aux fonctionnaires du Harar, tu n’as qu’à montrer les papiers au dedjazmatch qui te paiera.

Pour ce qui est du prix des marchandises de M. Savouré, nous en parlerons avec M. Ilg.

Le 5 teqemt (25 septembre). Ecrit dans la ville d’Entoto.

Document figurant en fac-simile dans le livre Lettres de Jean-Arthur Rimbaud. Égypte, Arabie, Éthiopie. Avec une introduction et des notes de Paterne Berrichon, 1899. Site Gallica.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k319312b/f20.item#

 

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 Carte schématique (au 1:9.300.000) des itinéraires de Rimbaud en Éthiopie (1880-1891)

H. Tropé, cartographe. [1900-1940], in Jean-Marie Carré, La Vie de Rimbaud , Plon, 1926, reproduiit par Wikipedia

 

27 janvier 2021

Retour à Harar

Harar est devenu une étape importante sur la route vers la capitale du Choa. Rimbaud souhaite ouvrir un comptoir pour vendre des produits divers qui seront fournis par d’autres commerçants. Il passe des accords avec César Tian, un Marseillais qui est un important exportateur de café d'Aden, avec son ancien patron Alfred Bardey à Aden ; avec Alfred Ilg au Choa ; avec Constantin Sotiro, son ancien assistant, qui s'est établi à son compte. En mai 1888 il ouvre alors un commerce à son nom, où il vend et achète du café, de la gomme, des peaux de bêtes, du musc (de Civette), de la cotonnade, de l'ivoire, de l'or, des ustensiles manufacturés, et fournit des chameaux pour caravanes - selon art. Wikipedia Rimbaud).

.

Rimbaud s’occupe de son comptoir qui est sans doute assez modeste (on le décrira plus comme un bazar que comme une affaire importante). Il écrit à sa famille : « Je m'ennuie beaucoup, toujours ; […] n'est-ce pas misérable, cette existence sans famille, sans occupation intellectuelle (…) ? »

Il revoit l'explorateur Jules Borelli, puis Armand Savouré, enfin Alfred Ilg. Tous décriront Rimbaud comme un être intelligent, peu causant, sarcastique, vivant simplement, ne parlant pas de sa vie antérieure, sauf pour dire qu’elle était sans intérêt, s'occupant de ses affaires avec précision, honnêteté et fermeté.  Un missionnaire, le futur évêque Jarosseau, le décrit ainsi : « J’ai toujours été frappé de sa distinction et de sa réserve dont il ne sortait que pour lancer une boutade acérée. Il parlait peu, se livrait encore moins et pourtant on sentait qu’on avait devant soi un homme peu commun. Il menait la vie la plus simple » (cité par Gaëtan Bernoville, L'épopée missionnaire d'Éthiopie: Monseigneur Jarosseau et la Mission des Gallas, 1950).

 

 Les caravanes sont parfois attaquées, des missionnaires sont assassinés. « On massacre, en effet, et l’on pille pas mal dans ces parages », écrit Rimbaud à sa famille.  Le trafic doit être interrompu pendant plusieurs mois au début de 1890, occasionnant des récriminations entre Rimbaud et César Tian sur le manque-à-gagner.

 

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Carte schématique des lieux visités par Rimbaud, reproduite sur le site Arthur Rimbaud le poète

http://abardel.free.fr/biographie/00_rimbaud_biographie.htm#agent_commercial

 

 

26 janvier 2021

« Je ne trouve jamais rien d'intéressant à dire »

Rimbaud a vécu la dernière partie de sa vie au point de rencontre de deux continents (la partie arabique de l’Asie et la corne de l’Afrique), au contact de cultures non-occidentales : qu’en a-t-il pensé ?

 

Notons d’abord que ce n’était pas un colonisateur : il n’était pas établi dans une colonie (même si par moments il résidait à Aden, colonie britannique* – en fait surtout une base navale et un entrepôt commercial, ou sur le territoire d’Obock, l’équivalent français d’Aden, de l’autre côté du détroit de Bab-el-Mandeb, plus tard remplacé par Djibouti comme chef-lieu de la colonie. C’était un commerçant accomplissant son travail pour l’essentiel sur un territoire non colonisé, l’Abyssinie, ou bientôt englobé dans l’Abyssinie comme le Harar - on peut remarquer que ce dernier territoire fut conquis justement par le roi du Choa, futur empereur d'Abyssinie,  par une sorte de colonisation interne – après avoir été un moment colonisé par l’Egypte en voie de modernisation du Khédive Ismaïl.

                                                   * Stricto sensu, Aden n'était pas à l'époque une colonie à part entière mais un établissement relevant administrativement de l'Empire des Indes. Elle accèdera au statut de colonie en 1937. Les Britanniques ont aussi progressivement étendu leur protectorat sur les petits sultanats, émirats ou cheikhats des zones voisines (sud-Yemen actuel).

 

L’Abyssinie*, empire majoritairement chrétien, extrêmement archaïque mais suffisamment redoutable**, ne tentait pas les colonisateurs occidentaux, sauf ceux qui tard venus, devaient se contenter de ce qui était encore disponible, comme les Italiens, qui tentèrent de s’y infiltrer, militairement ou diplomatiquement à partir des années 1880, aboutissant à la défaite désastreuse d’Adoua (1896), avant de revenir à la charge victorieusement sous Mussolini (1935-36). En attendant, les Italiens cs'établissent dans la colonie côtière de l’Érythrée.

                                               * Dans les pays occidentaux, on disait Abyssinie pour désigner cet empire, ou plus rarement Ethiopie. Finalement le nom Ethiopie, qui avait été adopté dans le pays dans ses rapports avec l'Occident, finit par s'imposer au 20 ème siècle. L'Italie utilisa plus longtemps la forme Abissinia, notamment à l'époque de l'invasion par les troupes de Mussolini (cf. par exemple la chanson à succès de l'époque (et de propagande)  Io ti saluto, vado in Abissinia,- je te dis au revoir, je vais en Abyssinie - c'est un soldat qui parle à sa fiancée). 
 

                                   ** Les Egyptiens, encadrés par des officiers européens ou américains, s’y étaient risqués en 1875 et essuyèrent deux défaites sanglantes.

 

Rimbaud a donc connu l’Abyssinie et les zones limitrophes, avec leurs peuplements divers (chrétiens essentiellement orthodoxes mais ayant développé une religion originale, animistes, musulmans). La première obligation du commerçant et de l’explorateur européen est de prendre conscience de la diversité des ethnies présentes (Amharas, Gallas ou Oromos, Hararis, Issas, Somalis, Afars, Danakils, etc) et d’en tenir scrupuleusement compte à tous égards, puisque sa vie peut en dépendre, au-delà des préoccupations commerciales ou savantes.

Parfois Rimbaud a recours à de simplifications impatientes qui nous paraissent « racistes » - mais il ne faut pas s’y fier, et y voir plutôt l’expression du mal de vivre dans des contrées inhospitalières pour l’Européen, même le plus dégagé de tout préjugé :

« Ne vous étonnez pas que je n'écrive guère : le principal motif serait que je ne trouve jamais rien d'intéressant à dire. Car, lorsqu'on est dans des pays comme ceux-ci, on a plus à demander qu'à dire ! Des déserts peuplés de nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez-vous qu'on vous écrive de là ? Qu'on s'ennuie, qu'on s'embête, qu'on s'abrutit ; qu'on en a assez, mais qu'on ne peut pas en finir, etc., etc. ! » (lettre à sa famille, février 1890).

Il a aussi (partiellement) connu l’Arabie avec surtout la colonie d’Aden avec son peuplement mélangé d’Européens, de Yéménites, de courtiers grecs qui ont été souvent ses compagnons et d’autres populations (commerçants juifs et indiens notamment) *. On y parle toutes les langues du commerce : anglais, français, arabe, italien, grec.

                                                 * Le premier travail que la société Bardey lui avait confié était la surveillance de trieuses de café indiennes, femmes des soldats de l’armée des Indes cantonnés à Aden

 

25 janvier 2021

Rimbaud et les femmes

A Harar et Aden, Rimbaud avait une compagne (au moins une), une Abyssine de religion chrétienne (même catholique semble-t-il), vêtue à l’occidentale selon les témoignages, qui donnent son prénom, Mariam. Il s’en sépara au moment de partir pour sa fameuse expédition de livraison d’armes dans le Choa en 1885-86. Voici la lettre qu’il écrit alors au journaliste et aventurier italien Augusto Franzoj (dans quelles circonstances ?) pour expliquer qu’il n’envisage nullement d’emmener sa compagne avec lui au Choa (d’où elle paraissait être originaire,  d’après ce qu’il laisse comprendre) :

 Cher Monsieur Franzoj,

 Excusez-moi, mais j'ai renvoyé cette femme sans rémission. 

A Harar et Aden, Rimbaud avait une compagne (au moins une), une Abyssine de religion chrétienne (même catholique semble-t-il), vêtue à l’occidentale selon les témoignages, qui donnent son prénom, Mariam.

Il s’en sépara au moment de partir pour sa fameuse expédition de livraison d’armes dans le Choa en 1885-86. Voici la lettre qu’il écrit alors au journaliste et aventurier italien Augusto Franzoj (dans quelles circonstances ?) pour expliquer qu’il n’envisage nullement d’emmener sa compagne avec lui au Choa (d’où elle paraissait être originaire,  d’après ce qu’il laisse comprendre) :

 

Cher Monsieur Franzoj, (vers Septembre 1885 ?)
Excusez-moi, mais j'ai renvoyé cette femme sans rémission.  Je lui donnerai quelques thalers* et elle partira s'embarquer par le boutre qui se trouve à Rasali pour Obock, où elle ira où elle veut.
J'ai eu assez de cette mascarade devant moi. Je n'aurais pas été assez bête pour l'apporter du Choa, je ne le serai pas assez pour me charger de l'y remporter. Bien à vous.

                                    * Monnaie en usage à l’époque dans les pays avoisinant la Mer Rouge. Il s’agissait de pièces à l’effigie de Marie-Thérèse d’Autriche, portant le millésime 1780, qu’on continuait à frapper pour l’utilisation locale et qui furent en usage encore assez avant dans le 20 ème siècle. On disait aussi thalari – certains écrivent dollar à la place de thaler- le mot thaler est en effet l’origine du mot dollar.

  On voudrait  faire de sa liaison un symbole exceptionnel de compréhension entre les cultures (mais on a vu de quelle façon il renvoie sa compagne). Ce type de liaison était assez fréquent. Son ami italien, Ottorino Rosa, vécut un moment avec la soeur de la compagne de Rimbaud et s'exprime ainsi : « j’ajouterai que moi-même dans ce temps-là, je gardais la sœur, dont je me suis débarrassée après quelques semaines [en raison d'un déplacement à faire]... »

Un autre ami de Rimbaud, Alfred Ilg, l’ingénieur suisse, se maria avec une Abyssine. Quand elle mourut, il épousa une Suisse, présente en Abyssinie (Ilg, devenu conseiller de Ménélik, puis quasiment son Premier ministre, avait fait venir de nombreux compatriotes formant une petite colonie suisse en Abyssinie).

Mais dans les dernières semaines de son existence, Rimbaud, amputé de la jambe, malade, rêvait encore d'épouser une « catholique de race noble abyssine » - donc pas n'importe quelle Abyssine, mais une Abyssine - ou alors une jeune fille (française) très bien élevée, qu'il irait chercher dans un orphelinat ...

Dans tous les cas, si on considère son comportement avec sa compagne, il serait diificile de présenter Rimbaud comme un  féministe.

 

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24 janvier 2021

Observateur de la géopolitique locale

La connaissance de Rimbaud des populations et des conflits locaux apparait dans les articles qu’il fit paraître dans Le Bosphore égyptien (le journal d’Octave Borelli*, le frère de Jules Borelli, paraissant au Caire) dans lesquels il relatait la conquête du Harar par Ménélik, roi du Choa en 1887 :

                                   * Connu comme Borelli bey en raison du titre accordé par le Khédive d’Egypte ; avocat, il avait dû quitter la France à la suite d’une affaire financière mal éclaircie ; en Egypte il fut homme d’affaires et un moment conseiller juridique du gouvernement égyptien.

 

« Ménélik avait depuis longtemps l’intention de s’emparer du Harar, où il croyait trouver un arsenal formidable, et en avait prévenu  les agents politiques français et anglais sur la côte. Dans les dernières années, les troupes abyssines rançonnaient régulièrement  les [monts] Itous ; elles finirent par s’y établir. D’un autre côté, l’émir Abdullaï, depuis le départ de Radouan-Pacha avec les troupes  égyptiennes, s’organisait une petite armée et rêvait de devenir le Mahdi des tribus musulmanes du centre du Harar. Il écrivit à  Ménélik revendiquant la frontière de l’Hawach et lui intimant de se convertir à l’Islam »

« La rencontre eut lieu à Shalanko, à 60 kilomètres ouest de Harar, là où Nadi Pacha avait, quatre années auparavant, battu les tribus Gallas des Méta et des Oborra.Ses trois mille guerriers [de l’émir Abdullaï] furent sabrés et écrasés en un clin d’œil par ceux du roi du Choa. Environ deux cents Soudanais, égyptiens, et Turcs, restés auprès d’Abdullaï après l’évacuation égyptienne, périrent avec les guerriers Gallas et Somalis. Et c’est ce qui fit dire à leur retour aux soldats choanais, qui n’avaient jamais tué de blancs, qu’ils rapportaient les testicules de tous les Franguis du Harar*. »

                                                           * Frangui ou Franghi, désignation du « Blanc » - Rimbaud veut dire que pour les guerriers du Choa, les Arabes ou Turcs sont des Blancs.

Après avoir conquis Harar, et avoir exigé une imposition, Ménélik confie la ville à Ali Abou Beker, neveu de l’ancien émir en fuite. Selon Rimbaud, sa gestion ne fut pas du goût de Mékounène (orthographe de Rimbaud), le représentant de Ménélik sur place, qui entre dans la ville pour le chasser*, ce qui permet à Rimbaud une nouvelle généralisation à laquelle on n’attachera probablement pas une importance démesurée :

« Les Abyssins, entrés en ville, la réduisirent en un cloaque horrible, démolirent les habitations, ravagèrent les plantations,
tyrannisèrent la population comme les nègres savent procéder entre eux, et, Ménélik continuant à envoyer du Choa des troupes de  renfort suivies de masses d’esclaves, le nombre des Abyssins actuellement au Harar peut être de douze mille, dont quatre mille fusiliers armés de fusils de tous genres, du Rémington au fusil à silex. »*

                                                * La vision négative de l’action du Ras Mekonnen (ou Makonnen) par Rimbaud (au moins ici) parait totalement contredite par l’article Wikipedia le concernant, Mekonnen Welde Mikaél. Ras (titre abyssin équivalent à duc) Mekonnen, cousin germain de Ménélik,  est aussi connu pour avoir été le père de l’empereur Haïlé Sélassié. Par la suite, revenu au Harar dont Mekonnen était le gouverneur, Rimbaud eut avec lui de bonnes relations et Mekonnen lui écrivit lorsque Rimbaud fut hospitalisé à Marseille en 1891 pour lui témoigner sa sympathie.

Par ailleurs, dans ses articles du Bosphore égyptien, Rimbaud constate que la présence des Abyssins au Harar  a ruiné le commerce – on peut se demander si son jugement  sur les capacités de Ménélik comme administrateur  n’est-pas un peu influencé par ses démêlés avec Ménélik pour se faire payer les fusils qu'il lui a livrés :

 « Les Abyssins ont dévoré en quelques mois la provision de dourah* laissée par les Égyptiens et qui pouvait suffire pour plusieurs années. La famine et la peste sont imminentes.

                                                       * Sorgho

 (..) Ménélik manque complètement de fonds, restant toujours dans la plus complète ignorance (ou insouciance) de l’exploitation des ressources des régions qu’il a soumises et continue à soumettre. Il ne songe qu’à ramasser des fusils … »

 Rimbaud signale que la politique de Ménélik mène à l'affrontement avec son suzerain l’empereur abyssin Johannès – ce qui devait être évident pour tous les observateurs ; en fait l’affrontement n’eut pas lieu : alors qu’il s’apprêtait à entrer en campagne contre Ménélik, Johannès se retourna contre ses agressifs voisins les Mahdistes du Soudan et mourut de ses blessures au combat. C’est Ménélik qui fut choisi pour lui succéder comme empereur d’Abyssinie, roi des rois (Nəgusä nägäst ou Négus négusti) en 1889.

 

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  Ménélik II, empereur d'Ethiopie, vers 1900. Photo extraite d'un article de Dido Lykoudis, Arthur Rimbaud et ses amis grecs de Harar: une histoire méconnue.

  Gréce-Hebdo, septembre 2018.

  https://grecehebdo.gr/index.php/component/content/article/18-culture/2491-arthur-rimbaud-et-ses-amis-grecs-de-harar-une-histoire-inconnue

 

23 janvier 2021

Esclaves

Rimbaud a été accusé d’avoir fait le trafic des esclaves. L’un des premiers à faire cette accusation est Lemonnier dans sa Vie de Verlaine (1907) où il rappelle les mots de Rimbaud (dans Une saison en enfer) disant qu’il avait horreur de tout travail :

« J’ai horreur de tous les métiers…

Le jeune homme se vantait. Il n’était pas si vicieux qu’il le voulait paraître. Il n’avait pas tant l’horreur du travail, puisqu’il a choisi, au Harrar, dans l’Arabie Pétrée et en Éthiopie, le rude métier de conducteur de chameaux et de pourvoyeur de nègres.»

Dans les années 1930, une universitaire britannique (née en Irlande) Enid Starkie, dans son Arthur Rimbaud in Abyssinia, après avoir découvert des notes du Foreign Office, écrivait que Rimbaud avait fait le commerce des esclaves . Puis elle revenait sur ce qu’elle avait écrit, dès 1939 semble-t-il, notamment dans une lettre à la revue des Jésuites Etudes (cf. compte-rendu du livre de Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbauddans la revue Etudes https://www.cairn.info/revue-etudes-2002-1-page-128.htm);  puis auprès de l’auteur italien Matucci, spécialiste de Rimbaud, qui avait contesté les déclarations d’Enid Starkie, elle s’excusait d’avoir propagé cette rumeur

Que trouve-t-on à ce dossier - du moins selon les éléments auxquels nous pouvons avoir facilement accès ? Selon Wikipedia « Il est seulement vrai qu'il [Rimbaud] demande à Ilg [son ami, ingénieur suisse et conseiller de Ménélik], dans une lettre datée du 20 décembre 1889, « deux garçons esclaves pour [son] service personnel ». Wikipedia commente : « Si la traite est interdite par Ménélik, elle se fait clandestinement et beaucoup d'européens possèdent des esclaves comme domestiques sans que cela soit considéré blâmable. Le 23 août 1890, l'ingénieur lui répond : « pardonnez-moi, je ne puis m'en occuper, je n'en ai jamais acheté et je ne veux pas commencer. Je reconnais absolument vos bon[ne]s intentions, mais même pour moi je ne le ferai jamais. »

 Notons que dans l’article Wikipedia sur Alfred Ilg, on lit : «  Selon le spécialiste de l'Ethiopie (et de l'Abyssinie) Jean-Michel Cornu de Lenclos, Alfred Ilg aurait eu à son service des esclaves, encore tard dans le siècle « [on suppose qu’on veut dire  l’extrême fin du 19ème siècle ? Ilg, qui devint une sorte de premier ministre de Ménélik, mourut, de retour en Suisse, en 1916 ].

 D’abord il faut préciser que si Ménélik a interdit la traite (comme roi du Choa ou comme empereur d’Abyssinie ? -  comme l’avaient fait ses prédécesseurs Théodoros et Johannès, d’ailleurs, avec peu de résultat) et probablement pour se conformer aux demandes des Britanniques, cela ne signifiait pas l’interdiction de l’esclavage* : l’esclavage était toujours en vigueur en Ethiopie (nouveau nom de l’Abyssinie) au moment de la conquête par Mussolini (1935) et ce fait fournissait une justification morale facile à la conquête (dont témoigne la célèbre chanson italienne Facetta nera (petit visage noir) – où on présente une « petite Abyssine », « esclave parmi les esclaves », libérée grâce aux Italiens.

                                                  * On dit que Ménélik et sa femme possédaient 70 000 esclaves.

 Que Rimbaud n’ait pas fait le commerce des esclaves (au moins jusqu’à 1885 !), on peut le lire dans une lettre à sa famille - si on admet que sa dénégation est sincère : la lettre est datée de Tadjourah (port de la côte africaine, faisant partie des possessions françaises d’Obock), en décembre 1885 (donc avant son départ pour l’expédition de vente d’armes à Ménélik).

 « Tadjoura, le 3 décembre 1885

« (…) Ce Tadjoura-ci est annexé depuis un an à la colonie d'Obock (…)

D'ici partent les caravanes des Européens pour le Choa, très peu de chose ; et on ne passe qu'avec de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces côtes étant devenus ennemis des Européens, depuis que l'amiral anglais Hewett a fait signer à l'empereur Jean* du Tigré un traité abolissant la traite des esclaves, le seul commerce un peu florissant. Cependant, sous le protectorat français, on ne cherche pas à gêner la traite, et cela vaut mieux.
N'allez pas croire que je sois devenu marchand d'esclave. Les marchandises que nous importons sont des fusils (vieux fusils à piston réformés depuis 40 ans), qui valent chez les marchands de vieilles armes, à Liège ou en France, 7 ou 8 francs la pièce. Au roi du Choa, Ménélik II, on les vend une quarantaine de francs. Mais il y a dessus des frais énormes, sans parler des dangers de la route. »

                                       * Johannès IV, empereur d’Abyssinie, dont le centre du pouvoir était la province du Tigré ; le pouvoir de Johannès sur des royaumes vassaux comme le Choa de Ménélik était très théorique.

 

Donc, Si Rimbaud ne participe pas à la traite des esclaves, celle-ci ne le dérange pas puisqu’il approuve les représentants locaux du gouvernement français de ne pas y faire obstacle, contrairement aux Anglais… Notons que dans les premières éditions de ses lettres (1897) par son beau-frère Paterne Berrichon, les mots « et cela vaut mieux » sont supprimés…sans doute par égard pour Rimbaud, ou pour éviter les protestations du gouvernement français.

Enfin, dans les caravanes équipées par Rimbaud,  il est possible qu'il y ait eu des esclaves parmi les porteurs (on devait former les caravanes en passant des accords avec des sous-traitants, les uns fournissant les hommes, les autres les montures).

Il n’existe aucun argument selon lequel Rimbaud aurait lui-même fait commerce d’esclaves, ce qui d’ailleurs ne semblait pas possible pour des Occidentaux *

                                                  * « Du fait que les côtes de la Mer Rouge et du golfe d’Aden, en particulier les ports de Zeilah et Tadjourah, étaient sous l’autorité de sultans musulmans Somalis et Afars, ce sont ces ethnies musulmanes qui dominaient la traite des esclaves dans la Corne de l'Afrique. Par exemple la grande famine de 1890-1891 a contraint de nombreuses personnes du nord chrétien de l'Éthiopie à vendre leurs enfants à des musulmans » (Wikipedia, Esclavage en Ethiopie). Certes les sultanats locaux étaient progressivement passés sous protectorat des puissances occidentales, mais la traite ne fut certainement pas affectée avant longtemps, en dépit des interdictions officielles.

 

23 janvier 2021

Poèmes manuscrits d'A.R.

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22 janvier 2021

Regard sur les cultures

 Mais la (relative) tolérance de Rimbaud pour la traite et l’esclavage permet de souligner un autre point : le regard du poète devenu négociant sur les mœurs des pays où il vit.

Malgré des remarques acerbes sur les populations, peut-être surtout inspirées par le découragement, l’absence de réussite et le manque d’interlocuteurs intéressants sur place*, on peut penser que Rimbaud a considéré avec une forme de respect les cultures locales – avec la contrepartie que cela l’amenait à admettre (ou à considérer comme faisant partie de l’ordre des choses) des pratiques ou institutions comme l’esclavage, la féodalité, l’autocratie des chefs.

                                      * Par exemple sa lettre à sa famille du 4 août 1888 ; rédigée de façon très méprisante pour les populations autochtones, mais inspirée par le sentiment qu’il perd son temps : « n’est-ce pas misérable, cette existence sans famille, occupation intellectuelle ».

 Il considérait que les sociétés qu’il avait sous les yeux n’étaient pas pires que les sociétés occidentales : « Les gens du Harar ne sont ni plus bêtes, ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n’est pas du même ordre, voilà tout. Ils sont même moins méchants, et peuvent, dans certains cas, manifester de la reconnaissance et de la fidélité. Il s’agit d’être humain avec eux » (lettre à sa famille, mai1890).

En tous cas, il n’était pas venu pour les réformer (l’aurait-il pu ?). Il n’était pas un missionnaire comme Mgr Taurin Cahagne, « vicaire général des Gallas », qu’il fréquenta à Harar.

Beaucoup de personnes qui se représentent Rimbaud comme un éternel Communard, dénonciateur de l’injustice, pourraient s’interroger sur le fait qu’il a paru admettre - sans se poser trop de questions – des sociétés autant sinon plus inégalitaires et violentes que celles qu’on trouvait en Europe.

Borelli, après la mort de Rimbaud, écrivait au beau-frère de ce dernier, Paterne Berrichon :

« Sa nature d’élite faisait que, sans le vouloir, il avait tout de suite compris la manière de faire avec les indigènes. Au Choa, tout en demeurant négociant, Rimbaud avait su, par sa droiture et son caractère, imposer le respect aux chefs abyssins ».

 Bien que formulée de façon un peu dédaigneuse pour « les indigènes », la phrase de Borelli suppose un respect mutuel - de toutes façons, l’étranger, au milieu de populations nullement colonisées, qu’ils’agisse de Rimbaud ou d’un autre occidental, ne pouvait jouer sans risque la carte du mépris et de la supériorité.

Dans sa lettre de février 1890 à sa famille, Rimbaud écrit (après avoir dit qu’il s’ennuyait !) : « On massacre, en effet, et l’on pille pas mal dans ces parages (..)  je compte bien ne pas laisser ma peau par ici, – ce serait bête ! Je jouis du reste, dans le pays et sur la route, d’une certaine considération due à mes procédés humains. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Au contraire, je fais un peu de bien quand j’en trouve l’occasion, et c’est mon seul plaisir »

Aussi dans sa Vie de Jean-Arthur Rimbaud, Paterne Berrichon n’hésite pas à présenter Rimbaud comme un bon Samaritain, salué et respecté de toutes parts, à qui on faisait appel pour régler les litiges* et qui donnait son superflu aux nécessiteux. Rimbaud lui-même rappelle que souvent il a donné son burnous à des hommes qui étaient nus sous la pluie.

                                       * Les frères Tharaud, journalistes et écrivains connus de la première moitié du 20 ème siècle, qui firent une enquête sur les traces de Rimbaud, disent que les indigènes l'appelaient "la juste balance".

 Un autre commerçant d’Aden, Antoine Riès, collaborateur puis associé de César Tian (et un autre Marseillais) déclara en 1929, à propos de Rimbaud : « Son aménité, sa loyauté lui gagnèrent la confiance de la gent commerçante indigène, et il obtint une préférence marquée dans ses transactions commerciales et ses rapports amicaux (…) », cité par le blog de Alain LECLEF  http://www.aleclef.com/article-33905385.html

  

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Une femme Oromo. Extrait du livre de Jules Borelli,  Ethiopie méridionale. Journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama (septembre 1885 à novembre 1888), 1890. Site Gallica.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104072f/f267.item.texteImage

 

22 janvier 2021

Surprise : la lettre inconnue de Rimbaud dans Désir

Fin septembre 2018, un article de Frédéric Thomas attirait l’attention sur une lettre inédite de Rimbaud, datée du 16 avril 1974 et adressée au communard Jules Andrieu. Je rendais compte de cette découverte ici-même dès le 16 octobre. Sollers évoque longuement cette lettre dans son dernier roman Désir dans le chapitre intitulé « Surprise » (Gallimard, 2020, p. 117). Est-ce une surprise qu’il soit fait mention de la découverte de cette lettre dans le roman au moment même où Sollers l’écrit ? Non, bien sûr, puisque, au même titre que les écrits de l’Illuministe Saint-Martin et les Poésies d’Isidore Ducasse, les Illuminations de Rimbaud, présentes dès l’exergue (tiré de A une raison [1]) — « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie » —, sont disséminées et relancées dans tout le texte tel un opéra fabuleux. Voici le chapitre de Désir que j’ai fait suivre de la lettre de Rimbaud et du commentaire précurseur de Frédéric Thomas. Ce dernier intervenait récemment sur France Culture dans le cadre d’une série consacrée à « Arthur Rimbaud à la croisée de la bibliothèque ». Le thème en était : « changer la vie ». Cela méritait quelques explications.

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Le Philosophe doit s’occuper à la fois de l’infini­ment grand, de l’infiniment petit, de l’infiniment long, de l’infiniment bref. Il y parvient, il veille, il devient un opéra fabuleux. Pour se reposer, il visite rapidement des scènes d’Histoire, et va jusqu’à pro­jeter d’écrire un livre, dont le titre serait L’Histoire révélée à elle-même, dans le style de La Bible enfin dévoi­lée. Il abandonne, puisque personne ne lit plus vrai­ment ce qui est à lire. Il préfère dormir en restant éveillé.

Une très surprenante lettre de Rimbaud a été découverte récemment, pendant l’écriture de ce livre. Adressée à un ancien communard, réfugié en Angleterre, elle est datée, à Londres, du 16 avril 1874. Rimbaud écrit qu’il veut entreprendre un ouvrage en plusieurs livraisons, intitulé L’Histoire splendide. Il s’agi­rait « d’une série indéfinie de morceaux de bravoure historique, commençant à n’importe quelles annales ou fables ou souvenirs très anciens... d’une archéologie ultra-romanesque suivant le drame de l’histoire, du mysticisme de chic, roulant toutes controverses, du poème en prose à la mode d’ici, des habiletés de nou­velliste aux points obscurs... ».

Dans son style précipité, Rimbaud évoque aussi bien la Grèce que l’époque romaine, sans oublier un angle africain. Il y aurait, pêle-mêle, « le décor des religions, les traits du droit, l’enharmonie des fatali­tés populaires exhibées avec les costumes et les paysages, le tout dévidé à des dates plus ou moins atroces, batailles, migrations, scènes révolutionnaires souvent un peu exotiques, sans forme jusqu’ici... D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment, mais un plan est indispensable ».

Rimbaud attend donc de l’argent pour se lan­cer dans son entreprise, dont il précise qu’elle sera écrite en anglaisL’Histoire splendide sera enfin la véri­table Histoire, littéralement et dans tous les sens. En réalité, on peut en lire des passages entiers dans Illuminations, qu’il écrit chaque jour, en allant lire et écrire au British Museum. Il suffit, par exemple, d’ou­vrir Promontoire [2] :
« L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick au large, en face de cette villa et de ses dépen­dances, qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie. »

Je me contente ici de souligner trois adverbes dans cette lettre sensationnelle de Rimbaud : mystiquement, vulgairement, savamment. Voilà le programme révolutionnaire pour une Histoire splendide enfin composée pour les siècles futurs. Verlaine, obsédé par le corps de Rimbaud, est peu doué pour l’Illuminisme, d’où l’invention absurde des « poètes maudits », sans parler de la fausse piste des « enluminures » (les « coloured plates ») pour parler d’Illuminations. Si vous avez appris qu’un Splendide Hôtel, incendié en 1872, se trouvait à Paris, au coin de la rue de la Paix et de l’avenue de l’Opéra, vous pouvez mieux lire ce passage d’Après le Déluge :
« Les caravanes partirent, et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle... »
Cette vision n’a rien d’une« enluminure », et Verlaine aurait été bien incapable de la penser.

Les sanglots longs des violons de l’automne n’ont jamais blessé le cœur de Rimbaud d’une langueur monotone. Dans sa lettre londonienne de 1874, il est très explicite :
« Je sais comment on se pose en double-voyant pour la foule, qui ne s’occupa jamais de voir, qui n’a peut­ être pas besoin de voir. »
C’est sur ce double-voyant que Verlaine, exas­péré par la supériorité spirituelle de Rimbaud, a tiré un jour, au revolver, à Bruxelles. Rimbaud a retiré sa plainte à la police, et la mère de Verlaine a payé pour la publication d’Une saison en enfer. Rimbaud était aussi un homme d’affaires :
« À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïe, les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate... »

Sollers poursuit dans le chapitre suivant qui s’appelle « ILLUMINATION » :

Rimbaud a-t-il rencontré le Philosophe Inconnu à Londres ? C’est probable. De l’Alchimie du Verbe aux Illuminations, il y a un saut énigmatique qui rayonne encore dans le temps profond. Cette lettre de 1874 vient de parvenir à son vrai destinataire à Paris, et qui pourrait la lire sinon lui ? Les phénomènes passent, il trouve les lois. Rien ne se perd, rien n’est jamais fini au paradis des mathématiques. Jésus et Laozi marchent calmement au bord d’un lac immense. Héraclite s’amuse avec des enfants, dans l’ombre de la cour du temple de Diane, à Éphèse. Mozart, dans une belle villa de Prague, chantonne dans sa chambre, et joue du piano.

Le Philosophe [Ici c’est le narrateur aux Identités Rapprochées Multiples qui parle] joue au ballon avec son fils de 8 ans, et c’est comme s’il avait lui-même 8 ans. Il lui apprend le langage de la forêt, le déchiffrement des cris d’oi­seaux, la science des vents, la bonne façon de nager sans peine. Il l’emmène souvent en bateau, et lui apprend la pêche...

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Reprise de mon article du 16 octobre 2018.

S’agit-il d’une nouvelle affabulation comme celle de La chasse spirituelle qui a fait coulé beaucoup d’encre [3] ? Une lettre inconnue de Rimbaud, datée d’avril 1874 à Londres, aurait été retrouvée dans les archives du communard Jules Andrieu, ancien collègue de Verlaine à l’Hôtel de Ville de Paris, journaliste, poète, érudit, en exil à Londres de 1871 à 1881.

 

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London, 16 April 74

Monsieur,

– Avec toutes excuses [5] sur la forme de ce qui suit, –

Je voudrais entreprendre un ouvrage en livraisons, avec titre : L’Histoire splendide [6]. Je réserve : le format ; la traduction, (anglaise d’abord) le style devant être négatif et l’étrangeté des détails et la (magnifique) perversion de l’ensemble ne devant affecter d’autre phraséologie [7] que celle possible pour la traduction immédiate : – Comme suite de ce boniment sommaire : Je prise [8] que l’éditeur ne peut se trouver que sur la présentation de deux ou trois morceaux hautement choisis. Faut-il des préparations dans le monde bibliographique, ou [9] dans le monde, pour cette entreprise, je ne sais pas ? – Enfin c’est peut-être une spéculation sur l’ignorance où l’on est maintenant de l’histoire, (le seul bazar moral qu’on n’exploite pas maintenant) – et ici principalement (m’a-t-on dit (?)) ils ne savent rien en histoire – et cette forme à [10] cette spéculation me semble assez dans leurs goûts littéraires – Pour terminer : je sais comment on se pose en double-voyant [11] pour la foule, qui ne s’occupa jamais à voir, qui n’a peut-être pas besoin de voir.

En peu de mots (!) une série indéfinie de morceaux de bravoure historique, commençant à n’importe quels annales ou fables ou souvenirs très anciens. Le vrai principe de ce noble travail est une réclame frappante ; la suite pédagogique de ces morceaux peut être aussi créée par des réclames en tête de la livraison, ou détachées. – Comme description, rappelez-vous les procédés de Salammbô : comme liaisons et explanations [12] mystiques, Quinet et Michelet : mieux [13]. Puis une archéologie ultrà-romanesque [14] suivant le drame de l’histoire ; du mysticisme de chic, roulant toutes controverses ; du poème en prose à la mode d’ici ; des habiletés de nouvelliste aux points obscurs. – Soyez prévenu que je n’ai en tête pas plus de panoramas, ni plus de curiosités historiques qu’à [15] un bachelier de quelques années – Je veux faire une affaire ici.

Monsieur, je sais ce que vous savez et comment vous savez : or je vous ouvre un [16] questionnaire, (ceci ressemble à une équation impossible), quel travail, de qui, peut être pris comme le plus ancien (latest) [17]) des commencements ? à une certaine date (ce doit être dans la suite) quelle chronologie universelle ? – Je crois que je ne dois bien prévoir que la partie ancienne ; le Moyen-âge et les temps modernes réservés ; hors cela que je n’ose prévoir – Voyez-vous quelles plus anciennes annales scientifiques ou fabuleuses je puis compulser ? Ensuite, quels travaux généraux ou partiels d’archéologie ou de chroniques ? Je finis en demandant quelle date de paix vous me donnez sur l’ensemble Grec Romain Africain. Voyons : il y aura illustrés en prose à la Doré, le décor des religions, les traits du droit, l’enharmonie [18] des fatalités populaires exhibées [19] avec les costumes et les paysages, – le tout pris et dévidé à des dates plus ou moins atroces : batailles, migrations, scènes révolutionnaires : souvent un peu exotiques, sans forme jusqu’ici dans les cours ou chez les fantaisistes. D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment. Mais un plan est indispensable.

Quoique ce soit tout à fait industriel et que les heures destinées à la confection de cet ouvrage m’apparaissent méprisables, la composition ne laisse pas que de me sembler fort ardue. Ainsi je n’écris pas mes demandes de renseignements, une réponse vous gênerait plus ; je sollicite de vous une demi-heure de conversation, l’heure et le lieu s’il vous plait, sûr que vous avez saisi le plan et que nous l’expliquerons promptement – pour une forme inouïe et anglaise –

Réponse s’il vous plait. [20] [21]

Mes salutations respectueuses

Rimbaud

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