Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
A.R.
29 avril 2021

La Chasse spirituelle dans les éditions de la correspondance de Verlaine et de Rimbaud

ob_217d4f_fugue-rimbaud-0

Arthur Rimbaud (1854-1891) par Ernest Pignon-Ernest.

 

Après la publication de la remarquable édition de la correspondance de Verlaine par Michaël Pakenham, il a été donné, dans La Revue Verlaine n° 10 éditée en 2007, un article intitulé : « La Chasse spirituelle dans la correspondance de Verlaine ». Il s’agissait de rectifier une importante erreur de date concernant une lettre de Verlaine à Edmond Lepelletier.

Voici à quelques détails exposé : 

Dans le N°8 (oct.-dec.2001) de la revue Histoires littéraires était publiée sous la signature commune de Jean-Jacques Lefrère, Michaël Pakenham, Michel Pierssens, une lettre connue, mais dont le texte complet était inédit, de Verlaine à Philippe Burty mentionnant la mythique Chasse spirituelle. Verlaine y écrivait qu’il venait d’apprendre le jour même par sa mère l’existence de lettres compromettantes de Rimbaud que Mathilde Verlaine avait découvertes dans le bureau de son mari. Or, les termes employés par Verlaine étaient singuliers : il expliquait que les lettres n’étaient autres que les pages d’un manuscrit intitulé La Chasse spirituelle, manuscrit qu’on demanda à Madame Rimbaud de récupérer. J’ai alors émis l’hypothèse que Verlaine avait inventé le manuscrit pour tenter de récupérer les lettres. J’ai longuement exposé mes arguments dans l’article : « Les vrais faussaires de La Chasse spirituelle », Parade sauvage n°19, décembre 2003,p.91).Cet article a été publié par La Revue des ressources le 17 septembre 2009.

Toutefois, pour que mon hypothèse soit recevable, il fallait absolument que la liste dressée par Verlaine en 1872 pour récupérer ses affaires et documents et qui mentionnait La Chasse spirituelle ait été envoyée par Verlaine après le quinze novembre. Pourquoi ? Si comme je le pense Verlaine a inventé le manuscrit après la lettre de sa mère du 15 novembre, alors ma thèse s’écroulerait si la liste mentionnant La Chasse avait été envoyée avant le 15 novembre. Conscient de cette difficulté j’avais écrit à Michaël Pakenham pour lui demander son avis sur la date possible de l’envoi de la liste. Il me répondit aimablement et j’insérais pour le remercier la note suivante dans mon article :

J’avais la conviction que cette lettre de Verlaine à sa mère contenant la liste avait été envoyée à la mi-novembre, or Michaël Pakenham, qui termine l’édition de la correspondance de Verlaine, et que j’ai consulté à ce propos à bien voulu répondre à cette question, et il me confirme que c’est bien vers cette date qu’il faut situer cette lettre. Je le remercie, ici, pour sa précieuse collaboration.

Lorsque j’ai publié mon article la correspondance de Verlaine n’avait pas encore été éditée par Michaël Pakenham. Mais lorsque celle-ci parut j’observais que M. Pakenham avait placé avant le 15 novembre l’envoi de la fameuse liste de Verlaine. Examinons d’abord la situation avec précision car dans cette histoire les plus petits détails ont leur importance. La lettre 72-23 datée du Vendredi 6 novembre est immédiatement suivie par la liste Verlaine et seuls trois astérisques les séparent. M. Pakenham dit bien que la liste a été transmise par Madame Verlaine à Lepelletier mais comme il ne donne aucune précision sur la date de cette lettre, tout laisse penser que la date du 6 novembre est à retenir. La lettre 72-23 est suivie par la 72 -24 qui est datée du 10 novembre. Ceci prouve bien selon M. Pakenham que la liste a été envoyée par Verlaine avant le 15 novembre 1872.

Je me permets de contester la manière dont M. Pakenham a placé sa liste. Le premier point est non des moindres est que la date donnée par M.Pakenham pour la lettre 72- 23 est fausse. C’est le vendredi 8 novembre que la lettre a été envoyée et non le 6. Le vendredi 6 novembre n’existe pas en 1872. En revanche on est sûr que c’est un vendredi car Verlaine dit dans la lettre 72-23 : « Je profiterai de l’horrible loisir de dimanche (après demain) pour lui porter ta lettre. ». Le jour est donc le vendredi et il s’agit du vendredi 8 novembre 1872 comme le prouve le calendrier de l’époque ou La Renaissance littéraire et artistique de 1872 bien connue de M. Pakenham. D’ailleurs M. Pakenham lui-même mentionne la bonne date du vendredi 8 novembre à la note 9 de la page 27.

On en arrive donc à la situation suivante. La liste Verlaine serait située entre le vendredi 8 novembre et le dimanche 10 novembre. Or rien ne permet de faire une telle supposition, bien au contraire. Dans la lettre du vendredi 8 novembre Verlaine dit : « Je vais m’occuper de récupérer mes bibelots ». Donc il ne l’a pas encore fait. La seule autre indication que nous ayons sur l’envoi de la liste est celle-ci : dans la lettre 72-31 datée : fin novembre–début décembre Verlaine écrit : « Ma mère t’a remis la liste des bibelots qu’ils me gardent » et il donne un supplément à la liste. Ceci prouve simplement que la liste a été envoyée à sa mère avant la fin novembre. Il est permis de penser d’ailleurs que le supplément à la liste ne doit pas être éloigné de l’envoi de la première liste. Quoi qu’il en soit on ne peut exclure la possibilité que celle-ci ait été envoyée après le 15 novembre contrairement à ce que laisse entendre la correspondance de Verlaine.

Si j’attache de l’importance à mon hypothèse, c’est surtout pour la raison suivante : dans la liste, Verlaine mentionne que les lettres de Rimbaud contiennent des poèmes en prose. Si mon hypothèse est juste Verlaine précise cela pour donner le change entre les manuscrits et les lettres. Or cela remet en cause l’existence de ces poèmes en prose en 1872, argument toujours évoqué pour le problème de la datation des Illuminations. J’ajoute, et je ne l’avais pas assez bien montré dans mon article antérieur, que les poèmes en prose mentionnés par Verlaine sont insérés dans les lettres de Rimbaud, c’est-à-dire qu’ils auraient été écrits au printemps 72 par Rimbaud, donc à la même période où furent écrits les poèmes en vers de 1872. On sait que Rimbaud distribuera généreusement ces poèmes bien datés à ses amis et que dans le même temps on ne trouve aucune trace d’un quelconque manuscrit de poème en prose offert à cette époque à ces mêmes amis. De plus, il faut admettre qu’on aurait un corpus comprenant La Chasse spirituelle et des poèmes en prose qui ne seraient pas mentionnés dans « Alchimie du verbe » qui retrace pourtant le parcours poétique du poète à cette époque. Cela ne semble pas cohérent.

Je pensais avoir fait une mise au point définitive concernant la date de cette lettre, mais ce n’était pas fini ! En octobre 2007 Jean-Jacques Lefrère publiait la correspondance de Rimbaud dans laquelle il insérait des lettres d’autres correspondants. Notamment on le voit donner un extrait de la lettre de Verlaine à Lepelletier du 8 novembre qui nous intéresse. M. Lefrère qui ne peut maintenir la date impossible du vendredi 6 novembre donnée par M. Pakenham la corrige en mercredi 6 novembre... C’est-à-dire qu’il recule volontairement la lettre, contre toute vérité, puisque Verlaine précise dans sa lettre que dimanche est « après demain » !! La lettre adressée à Lepelletier avait d’ailleurs été correctement datée dans l’ancienne correspondance de M. Van Bever. Je me pose une question. Messieurs Lefrère et Pakenham n’ont pas jugé utile de signaler mon hypothèse, soit. Mais on sait par M. Murphy que Jean-Jacques Lefrère voulait développer ma thèse et je le félicite d’y avoir pensé (cf : Stratégies de Rimbaud, p.428, n.12, Champion, 2004). Pourquoi M. Lefrère n’a t-il pas été jusqu’au bout et a-t-il abandonné cette belle idée ? Pourquoi a-t-il qualifié ma thèse de « thèse imbécile » dans la Quinzaine littéraire ? (Voir mon droit de réponse à son article publié par La Revue des ressources le 19 septembre 2009) Est-ce une coïncidence si les cosignataires de la publication de la lettre de Verlaine à Burty qui révélait la mystification de Verlaine ont fait tous les deux une curieuse « erreur » de date concernant une lettre capitale de ma démonstration ? Qui sont les vrais faussaires ?

Publicité
Publicité
28 avril 2021

Rimbaud à Aden : une énigme résolue, par Jacques Bienvenu

  

lettres bis_crop

 

 Vraiment je tire mon chapeau à Jean-Jacques Lefrère ! Voici qu’un deuxième tome de Sur Arthur Rimbaud, Correspondance posthume vient déjà de paraître après le lancement tonitruant du premier tome, l’an dernier, avec en couverture la photo que l’on sait. Je crois que seul Jean-Jacques Lefrère était capable de réaliser ce tour de force de publier (presque) tous les documents, articles et lettres sur Rimbaud parus au fil des ans et ceci jusqu’en 1935 ; car on nous annonce trois tomes à venir ! Même le professeur Étiemble dans ses rêves les plus fous n’aurait pu imaginer une pareille entreprise. Il s’est contenté, à son époque, d’une tentative de  bibliographie exhaustive, sobrement mais vigoureusement commentée et d’en faire une thèse fameuse. La publication de Jean-Jacques Lefrère est tout simplement prodigieuse et semble unique dans la littérature, comme l’a souligné récemment une presse bien informée. Je ne sais si le grand public se précipitera sur ce livre. En tout cas, j’ai couru l’acheter dès sa parution et je n’en suis pas déçu. Certes, il me faudrait un peu de temps pour en faire une complète recension. Le biographe de Rimbaud a reproduit nombre de documents que l’on trouve sur internet, mais l’intérêt du livre, selon moi, réside surtout dans les publications d’articles ou de lettres peu accessibles. Ainsi Jean-Jacques Lefrère a-t-il publié tout simplement, provenant d’une collection particulière, le fac-similé inconnu d’une lettre de Rimbaud ! Et pas de n’importe quelle lettre ! L’une des plus connues de la période où le poète partageait principalement son temps entre  Aden et Harar. De plus, cette lettre comporte une énigme tout à fait passionnante. Il convient de la citer, elle n’est pas très longue :

                                                                              
                                                                                          Aden 25 mai 1881
                                                                                           Chers amis –
                                                                                       Chère maman
       Je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas, je ne tiens pas du tout à la vie, et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue. Mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.
      Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois je pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies, mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages-ci. Car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
      Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
                                                                    Tout à vous
                                                                                    Rimbaud

 

 

        La première édition de cette lettre a été réalisée en 1899 par Paterne Berrichon. À la place d’Aden, il avait écrit Harar. Les critiques rimbaldiens ont appris en 1953 d’Henri Guillemin qu’en réalité Rimbaud avait bien écrit Aden et non Harar  car Guillemin avait pu consulter l’autographe que Berrichon avait offert à Paul Claudel. Antoine Adam dans la Pléiade de 1972 soulève de très  bonnes questions concernant cette lettre. Il convient de le citer intégralement :

« Cette lettre présente une difficulté qui, faute de pouvoir examiner l’autographe, demeure insurmontable. Henri Guillemin (« Connaissance de Rimbaud », dans le Mercure de France, 1er juin 1953) nous apprend qu’il a vu cet autographe, lequel appartenait à Paul Claudel, et il affirme formellement que l’autographe porte Aden et non Harar. Mais il n’est pas moins certain que le 25 mai 1881, Rimbaud est à Harar, et non pas à Aden. »
Il ajoute aussi en note :

 

« Henri Guillemin nous apprend que l’autographe, auquel nous n’avons pas eu accès, porte clairement : 5000 francs et non 3000 francs d’économies, comme les précédents éditeurs de la Pléiade l’avaient imprimé. On observera qu’il est absolument impossible que Rimbaud ait possédé 5000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possèdera trois mille (lettre du 22 juillet, infra). »

 

       Certains éditeurs de correspondance n’hésitent pas à considérer que Rimbaud s’est trompé en écrivant Aden. Ce serait un lapsus selon Alain Borer, et Louis Forestier donne aussi Harar à la place d’Aden dans le texte de la lettre qu’il édite. Or, Jean-Jacques Lefrère après consultation du fac-similé écrit en tête de la lettre qu’il transcrit : « Harar, mercredi 25 mai 1881 ». En somme, on revient à la case départ ! La publication du fac-similé  de la lettre  nous ramène pratiquement à l’édition de Berrichon. Simplement, Jean-Jacques Lefrère donne bien Aden dans la transcription de la lettre mais  admet que Rimbaud s’est trompé et a commis un lapsus.

     Observons d’abord que le fac-similé confirme la remarque d’Henri Guillemin : c’est bien Aden qui est écrit. Mais il y a une preuve qui interdit de penser que c’est un lapsus de Rimbaud. En effet : Rimbaud répond à sa mère le 25 mai qu’il a reçu sa lettre du 5 mai. J’en déduis que la lettre a mis 20 jours pour venir (ma profession de mathématicien m’aide beaucoup, je le reconnais). Mais 20 jours excluent complètement Harar car le courrier pour y parvenir de Charleville prenait plus d’un mois. D’ailleurs, plusieurs lettres de Rimbaud d’Aden attestent cette durée approximative de 20 jours pour le courrier de Charleville à Aden.  Il est donc incontestable que la lettre a été écrite à Aden. Et voilà à nouveau le problème reposé !

 

 

Examinons-le :

 

       On peut d’abord penser que  Rimbaud aurait fait un voyage éclair Harar-Aden-Harar sans en avoir rien dit. Un tel voyage s’est d’ailleurs produit en 1888 à cheval et le poète précise même la durée du trajet : 6 jours de cheval à l’aller, 5 de cheval au retour, 8 de séjour à Harar et une dizaine de jours dans les boutres et les vapeurs. On voit donc qu’en un mois ce voyage a été effectué. Or la lettre du 25 mai se situe entre deux lettres du 4 mai et du 10 juin. L’espace entre ces deux lettres permettrait donc  en théorie le voyage. Ce n’est donc pas une hypothèse qui s’évacue aussi facilement qu’on le croit. Certes, on pourrait objecter que selon Bardey, Rimbaud serait allé à Boubassa de fin mai au 10 juin. Mais on sait depuis longtemps que la chronologie de Bardey est douteuse dans ses souvenirs. D’ailleurs, ce voyage à Boubassa a toutes les chances d’avoir été réalisé plus tard. Ainsi en juillet, Rimbaud annonce qu’il part pour un pays inexploré par les Européens pour lequel il serait seul responsable et qui semble assez bien correspondre à ce voyage à Boubassa. Néanmoins, je suis d’accord avec Antoine Adam et Jean-Jacques Lefrère pour penser que Rimbaud ne peut être à Aden en mai 1881. En effet : le 25 mai, il serait  à Aden et le 10 juin il écrirait d’Harar : « Je viens d’une campagne au dehors ».Même si cette expédition ne correspond pas à celle de Boubassa, comme je le pense, il faut reconnaître qu’entre le 25 mai et le 10 juin il n’y a au plus que 15 jours pour un retour d’Aden à Harar auquel il faut ajouter une expédition. Cela semble très improbable d’autant plus que Rimbaud ne dit pas un mot de cet éventuel voyage Aden-Harar-Aden, dans les lettres du 25 mai et du 10 juin.

      De plus, il y a le problème des économies de 5000 francs qu’il annonce pour dans trois mois. Or, connaissant le salaire de Rimbaud à cette époque, Antoine Adam a parfaitement raison de dire qu’il est impossible qu’il possède cette somme, même si on observe qu’il l’annonce pour les trois mois qui suivent. Jean-Jacques Lefrère l’a bien noté dans sa première édition de la correspondance de Rimbaud. Il avait écrit:
« En l’absence du manuscrit consultable ou de fac-similé, il est impossible d’établir s’il s’agit là du chiffre écrit par Rimbaud. L’édition Berrichon fait état de 3000 francs, mais Guillemin spécifiait que Rimbaud avait bien écrit 5000 (chiffre également donné par Isabelle Rimbaud dans sa copie). Le hic, c’est qu’il est impossible que Rimbaud ait pu disposer d’une telle somme à cette époque. »
      J’observe que Jean-Jacques Lefrère charge ce pauvre Berrichon d’une erreur qu’il n’a pas commise pour une fois. Berrichon a bien écrit 5000 francs. C’est la seconde édition de la Pléiade qui se trompe en écrivant 3000 francs. Après sa découverte du fac-similé, Jean-Jacques Lefrère, obligé d’admettre que c’est bien 5000 francs qui est écrit, élude à présent cette difficulté dans son dernier volume.
     J’étais plongé dans ces réflexions après avoir lu le fac-similé publié par le biographe de Rimbaud et j’ai alors pensé que cette lettre serait idéalement placée en mai 1882. Ainsi, toutes les objections tomberaient. Il était bien à Aden à cette époque et il pourrait très bien avoir 5000 francs d’économie en août 1882 (trois mois après le mois de mai). Néanmoins, il faudrait supposer que le lapsus de Rimbaud ne porterait pas sur Aden et Harar, mais sur 1881 au lieu de 1882. Lapsus pour lapsus, il faut reconnaître que le second est bien plus logique. Certes, Il est vrai qu’au mois de janvier 1882 on peut encore écrire « janvier 1881 », mais au mois de mai c’est déjà plus curieux. Cependant, ma conviction était que Rimbaud avait écrit « mai 1881 » au lieu de « mai 1882 ».

       Cette conviction est devenue une certitude depuis que j’ai consulté l’original de la lettre à la Bibliothèque nationale et surtout l’enveloppe. Cet original, contrairement au fac-similé de Jean-Jacques Lefrère, porte l’estampille rouge de la BNF. Sachant que la lettre avait appartenu à l’auteur du Soulier de satin, il m’a paru naturel de la chercher dans le fonds Paul Claudel, où je l’ai trouvée grâce à l’amabilité extrême et à la compétence des conservatrices de la Bibliothèque Richelieu. J’ai surtout pu consulter l’enveloppe de la lettre, que Jean-Jacques Lefrère n’a pas publiée. Or c’est un document capital. Henri Guillemin l’avait décrit comme une longue enveloppe bleue. En effet, l’enveloppe est bleue, mais surtout elle mentionne, par le tampon de la poste, qu’elle est arrivée à Roche le 19 juin 1882[1], ce qui correspond bien à un envoi du 25 mai 1882 et non 1881. Berrichon, qui ne s’est peut-être pas  aperçu du problème de la contradiction entre le tampon de la poste et de la date mentionnée par Rimbaud sur la lettre, a écrit sur l’enveloppe, de son écriture reconnaissable : « 25 mai 1881 ». On comprend qu’il ait mis Harar dans son édition de 1899, pensant que Rimbaud n’était pas à Aden en 1881, et n’hésitant pas comme à son habitude à modifier le texte de Rimbaud. Il faut donc replacer cette lettre dans la correspondance du poète à sa place, entre celle du 10 mai 1882 et celle du 10 juillet 1882. On observe alors que Vitalie et Isabelle Rimbaud ont répondu toutes les deux immédiatement en deux lettres séparées  à leur fils et à leur frère, jugeant non sans raison que cette lettre était celle d’un désespéré qui de surcroît leur expliquait qu’il ne croyait pas à une vie au-delà de la mort ! Ce qui devait être terrible pour des dames aussi dévotes. Rimbaud écrivit en effet le 10 juillet : j’ai reçu vos lettres du 19 juin. Il ajoutait : « j’espère bien aussi voir arriver mon repos avant ma mort ». Ce qui correspond bien à la lettre du 25 mai, mais il précisait aussi pour rassurer un peu les deux femmes : « si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter. »

        Il est incontestable que Jean-Jacques Lefrère est un bon documentaliste. C’est grâce à lui que j’ai pris conscience de ce problème de datation concernant la lettre du 25 mai 1882 lorsque j’ai vu le fac-similé dans son ouvrage. Il incite les chercheurs à compléter des informations concernant les documents de sa compilation. Néanmoins, sur la correspondance de Rimbaud qu’il a éditée, je crois qu’on peut être raisonnablement critique. Lorsque Jean-Jacques Lefrère dispose du manuscrit d’une lettre qu’il publie dans son livre, on le voit dans le même temps retranscrire le texte inexact de la Pléiade de 1972 (cf : « Une étrange lettre »). Lorsqu’il ne possède pas le manuscrit d’une lettre, affirmant qu’il ne se trouve pas là où je l’ai trouvé, il modifie des mots et il ajoute à la fin de la lettre une adresse que Rimbaud n’a pas écrite (cf : « L’édition de la lettre de Gênes »). Dans le cas présent, il fournit un fac-similé dont il ne tire comme conclusion qu’un retour navrant à l’édition de Berrichon de 1899. À cela s’ajoutent des erreurs de dates assez curieuses (cf : « La Chasse spirituelle dans les éditions de la correspondance de Verlaine et de Rimbaud »). Mais, l’essentiel est que la critique rimbaldienne progresse. Les publications de M. Lefrère y contribuent à leur manière.
[1] L'enveloppe comporte au dos deux tampons de la poste pour Attigny. Un premier où on lit clairement 13 juin 1882 et un second qui est moins lisible mais où on peut lire la date du 19 juin.
27 avril 2021

Arthur Rimbaud - rencontre en Afrique avec Alfred Ilg

Alfred Ilg est né en Suisse à Frauenfeld le 30 mars 1854, un peu plus de six mois avant Arthur Rimbaud. 
Il a étudié à l ‘école polytechnique de Zurich dont il sort avec un diplôme d'ingénieur.

Le roi Ménélik II, roi du Choa, et qui souhaite moderniser son pays va s’adresser à une compagnie suisse établie à Aden pour recruter un ingénieur. Pourquoi la Suisse ? Parce que c’est un des rares pays d’Europe qui ne soit pas colonisateur. Engager un ingénieur helvétique offre une garantie d’indépendance à Ménélik vis-à-vis de pays comme la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie qui ont déjà des implantations en Afrique et qui convoitent la région.  Alfred Ilg va postuler.  Il sera choisi.  Il quitte la Suisse en 1878 et au terme d’un voyage de neuf mois, avec de longs séjours où il est bloqué pour des raisons administratives, il arrive enfin à Ankober en 1879.


Il  faut souligner qu’au cours de la même année 1878, Arthur Rimbaud traverse la Suisse, si l’on se réfère à sa lettre du 17 novembre qui narre son voyage à pied dans « l’embêtement blanc » du col du Gothard.

En 1879, l’Abyssinie est un pays essentiellement agricole et manque d’ouvriers qualifiés. La capitale Entoto se trouve à 3200 mètres d’altitude.  Ilg, en accord avec Ménélik, la fait descendre d’un cran et commence la construction d’Addis-Abeba (nouvelle fleur), située à 2400m. d’altitude pour en faire sa nouvelle capitale.
Les premières années d’Alfred Ilg en Abyssinie sont essentiellement consacrées à dresser un état des lieux et des nécessités en infrastructures du pays, afin d’établir des plans de modernisation par ordre de priorité. Cette période permet également à l’ingénieur d’apprendre la langue, l’Amharique, qu’il parle couramment et écrit presque aussi bien au bout de trois ans. Par la suite, Ilg construira des ponts, des routes et développera les communications, services de postes, téléphones et télégraphes.

Rimbaud arrive à Aden au début du mois d’août 1880 et après une période d’essai, il est affecté à la surveillance du tri du café sous la direction d’Alfred Bardey.
Assez rapidement, Rimbaud commence à se plaindre de ses conditions de travail et de vie. Son patron, soucieux du bien-être de ses employés, propose à Rimbaud d’ aller seconder le gérant dans le comptoir qu’il vient d’établir à Harar.

Il confie aux siens son désarroi et son intention d’aller plus loin, vers Zanzibar, destination récurrente et idéale mais où finalement il n’ira jamais.  Il a perpétuellement le sentiment d’être exploité, volé, escroqué et traduit l’acrimonie contre son employeur dans ses correspondances.  


Quand on se penche sur les lettres que Rimbaud écrit, au delà de ce que cela nous apprend factuellement, on reconnaît bien son ironie quasi perpétuelle.  Le Rimbaud des années 1871-1872 maniait déjà le sarcasme, et on peut remarquer que les saillies de l'employé de Bardey et ses considérations tant sur son patron que sur les indigènes et même les affaires politiques éthiopiennes font écho au ricanement impertinent du poète lorsqu'il perturbait le dîner des Vilains Bonshommes.

Un autre écho de cette jeunesse est la facilité qu'a Rimbaud pour les langues.  Comme Alfred Ilg, Rimbaud a entrepris d’apprendre la langue locale de même que l’arabe et l’oromo.

En mars 1881, Bardey charge Rimbaud de mener des expéditions commerciales dans le pays dont il revient à chaque fois exténué, parfois malade et souvent déçu. 
En 1882, de retour à Aden, Rimbaud supporte mal le style de vie coloniale ainsi que le climat. Il est vrai qu’Aden est situé dans le cirque d’un cratère volcanique éteint mais ce n’en est pas moins une fournaise.

Dans une lettre écrite en 1883, Rimbaud confie ses souhaits de fonder une famille, d’avoir un fils qu’il éduquerait pour en faire un ingénieur. Signe que les sciences et techniques l’attirent toujours, dix ans après une « Saison en Enfer » où il mettait déjà la Science au-dessus de tout, le seul salut de l’Homme.
Il commande par ailleurs à sa mère de lui faire parvenir du matériel ainsi que des livres techniques très pointus pour ingénieur en génie civil.
Sa frustration intellectuelle l’obsède, même si on peut le soupçonner de souffrir d’un complexe de supériorité. La réalité est qu’en dehors de conversations philosophiques avec le père Joachim et l’explorateur Jules Borelli, les occasions pour Rimbaud de satisfaire sa soif de savoir sont rares.  Il songe toujours à partir pour Zanzibar, ou bien au Tonkin, ou même à Panama où le canal est en construction.

En janvier 1884, Rimbaud annonce à sa famille la fermeture de l’agence à Harar, la compagnie Mazeran, Viannay, Bardey et Cie ayant fait faillite en France.  Rimbaud se retrouve donc sans emploi à Aden.

En juillet, Alfred Bardey réussit à remonter une entreprise et reprend Rimbaud jusqu’à décembre 1884.
En janvier 1885, faute de mieux, et malgré des affaires peu florissantes, Rimbaud accepte de prolonger son contrat pour Bardey avec qui les relations se dégradent.

C’est en septembre 1885 qu’il se voit proposer un marché de ventes d’armes par Pierre Labatut dont le destinataire est le roi du Choa Ménélik. Le roi abyssin commande légalement des armes à plusieurs marchands mais les règles commerciales fixées par les Britanniques sont soumises à de fréquents changements, rendant ce commerce souvent illégal.

Pierre Labatut meurt de maladie en décembre 1886, laissant Rimbaud mener seul la livraison à Ménélik.  Et quand Rimbaud arrive enfin devant le roi en février 1887 ce dernier lui répond ne plus en avoir besoin, arguant que les armes livrées sont dépassées, mais accepte de les prendre toutefois au titre du règlement d’une dette de l’associé de Rimbaud, Labatut qui hélas n’est plus là pour confirmer ou contester. C’est une très mauvaise opération pour Arthur Rimbaud.

Ménélik a entretemps été séduit par les avances diplomatiques des Italiens et de leur ambassadeur Pietro Antonelli qui souhaitent le voir monter sur le trône d’empereur d’Ethiopie après avoir vaincu son suzerain le roi Johannès.  Les Italiens, disposés à fournir des armes modernes à prix cassés, sont des concurrents imbattables pour Rimbaud et même Alfred Ilg qui commerçait lui aussi avec le roi en lui revendant des fusils réformés de l’armée Suisse.

L’interposition des Italiens dans les affaires éthiopiennes a eu d’ailleurs pour effet d’évincer l’ingénieur suisse des affaires politiques. C’est dans ce contexte qu’Arthur Rimbaud et Alfred Ilg ont été amenés à se rencontrer à Entoto en avril 1887.

En été 1887, Rimbaud passe quelques semaines au Caire pour se reposer.  Dans une lettre à sa famille, il mentionne pour la première fois de fortes douleurs, souvent paralysantes, signes avant-coureurs de la maladie qui l’emportera.

A partir de janvier 1888, Ilg et Rimbaud entretiennent une correspondance assidue et c’est au travers de ces échanges dont le sujet tourne essentiellement autour des affaires commerciales qu’on peut mesurer leur estime réciproque.

Ilg apprécie la tournure d’esprit de Rimbaud, et a détecté chez lui un tempérament qui est pourtant assez éloigné de ce que Rimbaud montrait si on se réfère aux témoignages de ceux qui l’ont côtoyé dans ces régions.  Ilg écrit à Rimbaud depuis Zurich où il passe neuf mois en 1888.  Si nous connaissons aujourd’hui le contenu bilatéral de cette correspondance, c’est grâce à la rigueur méticuleuse d’Alfred Ilg qui recopiait en double les lettres qu’il écrivait, gardant une trace de ce qu’il avait envoyé.
Rimbaud et Ilg nourrissent des projets en communs, notamment celui de construire des usines au Choa, afin de faire travailler les Ethiopiens, et d’œuvrer à favoriser une fabrication locale.

1889 va être une année cruciale. Les Italiens ont livré leurs armes, avec 400 000 munitions à bas prix tandis que Rimbaud cherche toujours à écouler ses armes obsolètes : 1750 fusils à capsules et 20 Remington.

Le coup de théâtre va venir de la mort inattendue de l'empereur Johannès dans une opération militaire contre les rebelles Madhistes.  S’il n’y a plus de guerre, Ménélik II n’a plus besoin des Italiens.  Mais ces derniers ne se laissent pas évincer si simplement.  Le 2 mai 1889, ils font signer à Ménélik le traité d’Uccialli  qui place son pays sous la tutelle italienne grâce à une subtilité de traduction entre l’Amharique et l’Italien. Informé de l’arnaque par Ilg, Ménélik II veut faire annuler le traité.  Les Italiens refusent.  Ilg revient en grâce auprès du Négus.  Il recevra le titre de Commandeur et sera décoré de l’ordre de Salomon.  Le 3 novembre 1889, Ménélik est couronné empereur sous le titre de Négusa Nägäst (roi des rois).

Les affaires vont pouvoir reprendre mais ce n’est pas aussi simple. Dans une lettre à Rimbaud, Ilg lui explique qu’il ne peut pas vendre son « bazar » aussi facilement que Rimbaud le souhaiterait.
Ilg sait qu’il peut parler franchement avec Rimbaud et même démêler des malentendus, comme celui d’une lettre où Rimbaud demandait à Ilg de lui trouver une mule et deux esclaves pour son service. Cette lettre a fait couler beaucoup d’encre et causé la fausse réputation d’un Rimbaud esclavagiste. Ilg a de toutes façons refusé tout en rendant hommage aux « bonnes intentions » de Rimbaud.  On le sait bien, c’est plus le témoignage d’un écart de langage de Rimbaud que celui d’une activité de traite négrière, il y a un fossé entre le souhait de requérir à une paire de manutentionnaires probablement sous-payés et la traite des esclaves qui était exclusivement réservée aux Yéménites et strictement interdite aux Européens. Un blanc n’aurait pas survécu une journée si par malheur il s’était livré à ce commerce.

En 1890, Rimbaud  confie aux siens : « je me porte bien dans ce sale pays » signe que ça ne va pas si bien que ça. Il avoue se sentir vieillir et compare ses cheveux blanchis aux perruques poudrées de l’Ancien Régime. Il doit certainement ressentir des douleurs osseuses mais n’en fait pas état à Alfred Ilg.  Le mal-être de Rimbaud nous démontre qu’il poursuit indéfiniment sa route sur le « long et raisonné dérèglement de tous les sens ».  
 
En janvier 1891, Ilg annonce à Rimbaud son départ pour la Suisse, prévu à la fin mars.  Il espère rencontrer Rimbaud à Harar : « J’aurai probablement à vous proposer une bonne affaire et sûre ».  On sait que les deux hommes ne se reverront plus.  Tandis que les problèmes de santé de Rimbaud s’aggravent, il est évacué vers la côte le 7 avril 1891.

Le 20 mai, il est débarqué à Marseille où on l’ampute de sa jambe droite.
Il rentre à Roche le 20 juillet. Mais sa convalescence se passe mal, son état empire. Il retourne le 20 août à Marseille où il espère se soigner et surtout être à proximité du port pour repartir à Aden dès qu’il se sentira mieux. Mais la maladie s’est propagée et il meurt le 10 novembre, le lendemain même d’une lettre où il donnait des instructions pour son embarquement.

Alfred Ilg n’apprend le décès de Rimbaud qu’en 1892. Il en fait état dans une lettre peu empathique quant au sort de Rimbaud.

L’empereur Ménélik II donne son accord en 1894 pour la construction de la ligne de chemin de fer qui doit relier la capitale Djibouti à Addis Abeba.  La Compagnie impériale des chemins de fer Ethiopiens est fondée cette même année.  Mais les travaux vont être retardés par les Italiens qui déclarent la guerre au Négus en 1895.
Les Italiens seront défaits à la bataille d’Adoua en 1896. On pense qu’Alfred Ilg a pu jouer un rôle en faisant retarder des renforts italiens bloqués à Port-Saïd. La guerre se termine par un traité de paix entre l’Italie et l’Ethiopie dont le texte a été rédigé par Ilg.


En mars 1897, Alfred Ilg reçoit l’Etoile d’Éthiopie, plus haute distinction de l’époque.  Seuls deux autres étrangers, un Français et un Russe, en ont été honorés.  La même année, les travaux commencent enfin, mais les difficultés s’accumulent.  Les ouvriers abyssins qui viennent des hauts plateaux d’Éthiopie peinent dans le désert plat et rocailleux où le premier tronçon est construit.  La construction est coûteuse, et la France qui finance n’est pas très motivée puisqu’elle n’est pas directement concernée en tant que pays colonisateur dans cette région.  Les puissances européennes voient aussi d’un mauvais œil l’œuvre d’ Alfred Ilg, un ingénieur indépendant de son pays, et qui permet à Ménélik de s’affranchir de l’influence des pays colonisateurs, d’autant que Alfred Ilg s’est fait offrir par l’empereur des terrains à chaque extrémité de la ligne, coupant l’herbe sous le pied aux convoitises extérieures.  Soucieux de cette délicate situation diplomatique, le Négus ne se rendra pas à l’inauguration du premier tronçon (Djibouti-Diré Daoua) en 1903.

Alors que les travaux du deuxième tronçon doivent débuter, la France marque le pas dans le financement. Sentant là une opportunité de s’implanter dans la région, les Britanniques se manifestent, ce qui va réveiller l’intérêt des Français, fondant dans la foulée la Compagnie Impériale du chemin de fer Franco-Ethiopien.  La reprise effective des travaux a lieu en 1911 avec le tronçon allant de Dire Daoua à Haouache.  Le pont ferroviaire sur l’Haouache est l’œuvre d’Ilg.
Le dernier tronçon sera achevé et la ligne Djibouti-Addis Abeba, inaugurée le 9 mai 1917 ce qu’Alfred Ilg ne connaîtra pas car il meurt en Suisse le 7 janvier 1916 à 61 ans.  La construction de la ligne de chemin de fer reste la grande ambition et la grande œuvre d’Alfred Ilg.  Il en est le concepteur. 

 Ce sont les lettres échangées entre Alfred Ilg et Arthur Rimbaud qui ont permis de reconstituer la nature de leurs relations, qu’elles soient amicales ou professionnelles. Elles éclairent également le contexte géopolitique et social dans lequel les deux hommes ont évolué. Toutes ces lettres ont été conservées par la famille d’Alfred Ilg.  Celles de Rimbaud à Ilg ont été remises en 1959 par son petit-fils, Dieter Zwicky à Jean Voellmy qui a entrepris de les étudier.

Les recherches ont consisté notamment à approfondir certaines informations et identifier les noms de toutes les personnes citées par Rimbaud et par Ilg.  Plus tard, Mme Zwicky-Ilg, fille d’Alfred Ilg, a remis à Jean Voellmy les lettres de son père (qu’il recopiait toujours) à Rimbaud.  Parmi celles-ci, se trouvait une lettre de la main de Rimbaud datée d’avril 1890, encore cachetée et qui portait sur l’enveloppe la mention en allemand « N’a pas été délivrée par ordre de R. »
Jean Voellmy l’a ouverte le plus soigneusement possible et a pu la lire.

Rimbaud y réclamait encore 4000 thalaris en dédommagement de sa mévente de fusils.  Il recevra à la place 11480 kg de café qu’il ne savait pas comment écouler correctement et 675 fraslehs.
En 1965, Jean Voellmy a publié la correspondance d’Alfred Ilg et Arthur Rimbaud.  Cette correspondance, revue en 1995, figure aujourd’hui intégralement dans la dernière édition de la Pleïade.

26 avril 2021

La stratégie de Rimbaud pour la publication du Bateau ivre.

 

Renaissance

 

Dans l'article précédent, il a été montré que Rimbaud a vraisemblablement écrit son poème Le Bateau ivre pendant l’hiver, au début de 1872, soit au plus tard vers le 20 mars 1872. L’idée la plus répandue étant celle d’une écriture du poème fin septembre 1871. 

Rimbaud, nous disait Antoine Adam, dans la seconde Pléiade attendait plus que de tout autre poème la gloire. Mais pour obtenir cette gloire, il fallait être publié. Or les poètes avaient l’opportunité d’être publiés après les évènements de la guerre et de la Commune dans la revue La Renaissance littéraire et artistique dont le premier numéro paru en avril 1872. Dès lors, on peut penser qu’il était dans les projets de Rimbaud d’être publié dans cette revue. Lorsque Rimbaud écrit dans sa lettre à Delahaye en juin 1872 de chier sur La Renaissance littéraire et artistique, on  peut penser qu’il était déçu que son poème Le Bateau ivre n’y soit pas publié. On a longtemps cru que ce désappointement concernait le sonnet des Voyelles, mais si l’on admet la date tardive de la composition du poème, on peut comprendre que c’est la non-publication du Bateau ivre qui suscite la déception de Rimbaud. Or, ceci amène à une compréhension  nouvelle de ce poème.

 

 Si Rimbaud voulait être imprimé dans La Renaissance, il fallait avoir une stratégie. Il savait que la revue était hugolâtre (voir la lettre de Victor Hugo en tête de notre article). Son poème devait donc rendre un hommage déguisé à Hugo. Il était important que les lecteurs de La Renaissance ne connaissent pas ses attaques contre Hugo qui s’étaient formulées violemment dans le poème L’Homme juste. Ainsi, quand il parle des flots « Qu’on appelle rouleurs éternels de victime » c’est une allusion transparente à Océano Nox qui peut passer pour un hommage au poète de Guernesey. Son poème devait  donc  être écrit dans le style hugolien d’alexandrins bien frappés aux rimes riches. On a d’ailleurs relevé depuis longtemps que les poèmes Pleine Mer et Plein Ciel de La Légende des Siècles étaient des intertextes majeurs pour le poème. Mais Rimbaud n’avait pas du tout la même opinion que Hugo sur la Commune. Le poème d’Hugo dans Le Rappel du mois de novembre a pu être un déclencheur comme je l’ai signalé. On sait aujourd’hui grâce à de fines analyses que son poème est une allégorie de la Commune. Mais il fallait à l’époque un oeil exercé pour comprendre les allusions discrètes, par exemple la mention du mois de mai, qui était une date de la répression des communards. 

 

Malheureusement, sa stratégie a échoué pour des raisons connues. Il y avait eu l’incident Carjat qui en avait refroidi plus d’un et aussi l’intimité avec Verlaine qui commençait à se savoir et qui ne plaisait pas à tout le monde. En atteste le refus d’Albert Mérat de poser avec Rimbaud au Coin de table de Fantin-Latour.

 

En juin 1872, Rimbaud avait pu lire dans La Renaissance le 11 mai un immense poème de près deux cents alexandrins d’Émile Blémont, le 18 mai un poème de Verlaine intitulé Romance sans paroles, un poème de Valade, Don Quichotte, d’une cinquantaine d’alexandrins, un long poème en prose de Charles Cros, Le Meuble. Il avait donc lieu d’être déçu s’il avait espéré voir son poème imprimé.

 

On peut penser que Rimbaud avait pu donner son poème à Léon Valade, très proche de Blémont, pour qu’il lui transmette. Il n’est pas inutile de remarquer que c’est à Valade que Verlaine s’adresse en 1881 pour lui demander copie du « Vaisseau ivre ».

 

En conclusion Rimbaud se dresse dans le Bateau ivre en rival de Hugo le grand poète de l’Océan qu’il voyait tous les jours pendant son exil. Rimbaud oppose sa vision d’un océan qu’il n’a jamais vu, mais qu’il décrit avec un éblouissement d’images justement admirées. On ne peut comprendre le poème que dans cette perspective.

25 avril 2021

Les 150 ans du Bateau ivre

ivre

     Il est question de fêter cette année les 150 ans du Bateau ivre de Rimbaud.

       Il faut d’abord tenter de donner une date à la création du poème et être sûr qu’il a bien été écrit en 1871. Pendant longtemps on a pensé que Le Bateau ivre avait été écrit à Charleville juste avant le départ de Rimbaud pour Paris en septembre 1871. On se basait sur le récit de Delahaye qui aurait été témoin de son départ à Paris. Plusieurs témoignages de Delahaye indiquent que Rimbaud a écrit Le Bateau ivre avant son départ de Charleville pour aller chez Verlaine. Le témoignage le plus cité est celui qu’il a écrit en 1923 dans Rimbaud l’Artiste et l’être moral page 40-41  :  

      La veille de son départ — fin septembre 1871 — Rimbaud me lit Bateau ivre

     « J'ai fait cela, dit-il, pour présenter aux gens de Paris ». Comme je lui prédis alors qu'il va éclipser les plus grands noms, il reste mélancolique et préoccupé : « Qu'est-ce que je vais faire là-bas ?... Je ne sais pas me tenir, je ne sais pas parler... Oh ! pour la pensée, je ne crains personne {sic)... » 

      Il a aussi donné un témoignage du même genre en 1908 dans la Revue d’Ardennes et d’Argonne. Bouguignon et Houin reportent les mêmes souvenirs de Delahaye en 1897. Donc Delahaye n’a jamais varié dans ses souvenirs et on a largement cru à son témoignage.

      Cependant la critique récente a remis en doute ce récit car dans plusieurs cas la fiabilité des témoignages de Delahaye laissait à désirer.

      André Guyaux  dans la Pléiade fait remarquer que rien n’est établi précisément quant à la datation du Bateau ivre, et que l’on peut douter, avec Marcel Ruff, de la reconstitution d’Ernest Delahaye et de la tentation de faire du Bateau ivre le passeport du jeune poète  arrivant à Paris . Il ajoute  qu'un dessin d’André Gill, probablement détaché de l’Album zutique et montrant le jeune poète à la proue de son bateau suggère que le poème était connu à la fin de 1871 (Pléiade, p.868). 

     Il faut ajouter que parmi les témoins de l’arrivée de Rimbaud à Paris, aucun n’indique que Le Bateau ivre a été lu à la séance où Rimbaud a été présenté aux poètes parisiens. Verlaine qui a fait connaître le poème dans les Poètes maudits ne donne aucune indication de date précise. Le manuscrit écrit par Verlaine n’est pas daté.

     David Ducoffre propose la date de fin octobre-novembre 1871 dans un article publié sur ce blog où il écrit :

    « La description de la vie des prisonniers sur les pontons était d’actualité dans la presse en septembre-novembre 1871 et une section Epaves de la Commune relataient les arrestations et aventures de communards en fuite dans Le Moniteur universel, ce qui est à rapprocher de la mention finale des « pontons » et de la volonté d’une quille qui éclate. Le poème est probablement postérieur à la première représentation de la pièce Fais ce que dois de Coppée qui prend à partie les communards en rappelant la devise de la ville de Paris Nec fluctuat mergitur, mais postérieur aussi au procès en octobre du très jeune communard Maroteau que la défense présentait comme quelqu’un s’étant lancé dans la Commune en poète. Un extrait du Figaro du sept octobre raille cette défense, nous l’avons citée dans un autre article du blog Rimbaud ivre : « Du nouveau sur l’Album zutique : en feuilletant Le Moniteur universel ». Ces éléments de datation nous paraissent fort plausibles dans la mesure où ils éclairent certains motifs du poème de véritables intentions du poète, et cela par la prise en compte d’une actualité qui continuait de traiter de la Commune des mois après la Semaine sanglante. En tout cas, l’idée que Rimbaud ait lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre n’est fondée sur rien. Le témoignage suspect de Delahaye se contentait d’avancer que Rimbaud emportait cette composition à Paris pour épater les Parnassiens. »

     Le 21 avril 2014 je publiais : Rimbaud et la Commune. Hypothèses sur la genèse et la date de conception du « Bateau ivre » et de «L’Homme juste » dans lequel je suggérais que la date de composition du Bateau ivre était probablement postérieure à la parution d’un poème inédit de Victor Hugo publié dans Le Rappel le 20 novembre1871. 

     Un autre argument qui va dans le sens d’une écriture plus tardive du poème est l’expression du Bateau ivre « Moi l’autre hiver,...» qui suggère que le poème a été écrit en hiver et non en septembre comme le prétendait Delahaye.(L’autre hiver, c'est celui de 1870 quand Rimbaud est allé à Paris pour la première fois.) 

     On ne peut alors exclure complètement l’hypothèse que le poème ait été écrit début 1872, au moment où Rimbaud logeait rue Campagne-Première avec Forain.

Publicité
Publicité
24 avril 2021

Entretien avec André Guyaux, éditeur de Rimbaud dans la Pléiade

Jacques Bienvenu

André Guyaux, vous êtes né à Charleroi, la ville du Cabaret-Vert de Rimbaud, l’Auberge verte dans un autre poème. Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire en Belgique avant de venir à Paris ?
André Guyaux
J'ai fait mes études primaires dans la petite ville où j’habite, Auvelais, entre Namur et Charleroi, sur les bords de la Sambre, et mes études secondaires dans la ville voisine, Tamines. Mon père était journaliste. Il a dirigé le Journal de Charleroi, auquel Rimbaud avait proposé une collaboration en octobre 1870 au moment où il est passé par la ville du Hainaut belge. Quand je rejoignais mon père à ses bureaux, rue du Collège, où se trouvait déjà le siège du journal à l’époque de Rimbaud, je passais devant l’immeuble qui avait hébergé le bistrot dont parle Rimbaud et dont l’enseigne était, exactement, « À la maison verte ». Bien plus tard, lorsque j’ai organisé avec Hélène Dufour l’exposition du musée d’Orsay et du musée de Charleville, en 1991, j’ai tenu à ce que la « Maison verte » y figure. On avait retrouvé une photographie de la fin du XIXe siècle. C’était d’ailleurs un très bel immeuble, construit en 1851, au cœur de ce qu’on appelle « la ville-basse », à Charleroi, à proximité de la gare. Je dis « c’était », parce que malheureusement, il n’existe plus : il a été démoli en septembre 2013, victime de la promotion immobilière, et de l’obscurantisme.
JB
Quant au Journal de Charleroi, s’agissait-il  toujours du même journal ?
AG
Oui, quand mon père y travaillait, il appartenait toujours à la famille Bufquin des Essarts, une famille d'exilés français. Rimbaud a sans doute croisé Jules Bufquin des Essarts à Charleville et en tout cas, il a rencontré son père, le fondateur du journal, Louis-Xavier Bufquin des Essarts, un saint-simonien, fondateur à Paris d’une maison d’édition qui avait publié Nerval et Gautier dans les années 1830-1840. Mais c’est au lycée, alors que je venais d’y entrer, que j’ai entendu pour la première fois le nom de Rimbaud. Notre professeur de sixième nous imposait chaque semaine un exercice de mémoire et nous avions appris par cœur Ma Bohême.
JB
Quel âge aviez-vous ?
AG
Onze ans. Par la suite mon père m’a parlé du séjour de Rimbaud à Charleroi. Il avait entendu le récit qu’en faisait son patron, Marius Bufquin des Essarts, le neveu de Jules. Mon père a du reste publié un petit article, dans une revue locale, où il rapporte ce récit.
JB
Et ensuite ?
AG
Après le lycée, j’ai entrepris des études de philologie romane (l’équivalent de ce qu’on appelle en France « lettres modernes ») à l’Université de Bruxelles. J’y ai suivi les enseignements de quelques grands professeurs, comme Albert Henry ou Roland Mortier. J’ai ensuite passé l’agrégation de l’enseignement secondaire belge. J’ai enseigné pendant un an le français et le latin à Andenne, une petite ville des bords de Meuse, entre Namur et Liège. J’ai ensuite obtenu une bourse du gouvernement français, qui m’a permis de commencer ma thèse et d’être accueilli comme élève étranger à l'ENS. Puis je suis entré au FNRS (équivalent du CNRS en Belgique) et c’est dans ce cadre que j’ai achevé mon doctorat.
JB
Votre directeur de thèse était Étiemble. Pouvez-vous nous parler de cet homme très connu des rimbaldiens, qui n’a pas toujours été très gentil dans ses écrits ?
AG
J'ai pris contact avec Étiemble par l'intermédiaire de Pierre de Boisdeffre, qui était conseiller culturel à l’ambassade de France à Bruxelles. Nous nous sommes écrit et il a accepté de diriger ma thèse. J’allais le voir dans les bureaux du département de littérature comparée de Paris III, sur le même pallier que l’Institut de littérature française de Paris IV, où j’enseigne aujourd’hui. Au moment du partage des universités, en 1969, Étiemble avait choisi la Sorbonne-Nouvelle (Paris III), mais il avait voulu garder son bureau dans les vieux bâtiments. Comprenant que je voulais livrer mon commentaire des Illuminations, il a mis comme condition que je prenne connaissance de tous les autres commentaires. J’ai ainsi constitué un fichier bibliographique, texte par texte, dont j’ai fait un volume annexe de ma thèse et qui est devenu en 1991 la Bibliographie des « Illuminations » que j’ai publiée avec Olivier Bivort. D’Étiemble, j’ai gardé le souvenir d’un homme très ouvert et bienveillant, qui avait une impressionnante connaissance des littératures du monde. C’était un vrai comparatiste. Vous dites qu’il n'a pas toujours été très gentil dans ses écrits, mais il faut comprendre son point de vue, qui était de dénoncer les falsifications dont Rimbaud avait fait l’objet. Il a sans doute forcé le trait, mais avait-il tort ? Je me dis souvent qu’il y aurait quelques beaux chapitres à ajouter à son Mythe de Rimbaud. Imaginez le commentaire qu’il aurait réservé à ceux qui rééditent La Chasse spirituelle sous le nom de Rimbaud, à ceux qui croient reconnaître Louis Veuillot dans la peau du frère Milotus (dans Accroupissements), à ceux qui font graver l’inscription « l’homme aux semelles devant » sur le socle d’une statue du poète, ou à ceux qui pensent que « fumer des roses » (dans À la musique), c’est répandre du fumier sur des plates-bandes de rosiers ? Et j’en passe ! Ne trouvez-vous pas qu’Étiemble nous manque ?
JB
C’est Étiemble qui vous a conseillé d'aller au séminaire de Louis Forestier, je crois.
AG
En effet. C’était à la rentrée de 1974. Le séminaire Rimbaud existait depuis un ou deux ans. C'est là que j'ai fait la connaissance de Louis Forestier et de ceux qui fréquentaient ce séminaire, comme Marie-Claire Bancquart, Pierre Brunel, Alain Borer, Jean Burgos, Michel Décaudin, Jean-Pierre Giusto, Marc Quaghebeur, Yves Reboul.
JB
Puis vous êtes parti pour Mulhouse.
AG
Au moment de ma soutenance, j’assurais un intérim à l’université de Tours, où je remplaçais Jean-Pierre Morel parti en délégation au CNRS. Je me suis ensuite porté candidat à un poste de professeur à l’université de Mulhouse. J’y ai pris mon service en novembre 1981. J’y suis resté treize ans.
JB
En 1994, vous avez été élu à la Sorbonne, où vous enseignez toujours. Quand vous a-t-on proposé l'édition de Rimbaud dans la Pléiade ?
AG
Je ne sais plus exactement, mais j’ai pris du temps avant de m’y lancer. Hugues Pradier, le directeur de la Pléiade, a dû me rappeler à mes engagements. J’attendais que des manuscrits restés cachés veuillent bien se montrer. Ce fut le cas au moment des ventes Guérin et Berès. J’ai beaucoup travaillé à l’établissement du texte et à son annotation pendant deux ans, en 2007 et 2008. L’édition a paru en février 2009.
JB
Il y a déjà eu trois rééditions.
AG
Ce sont, plus exactement, des retirages avec quelques corrections, un en 2011, un autre en 2013, et je viens de donner il y a quelques jours des corrections pour un troisième retirage.
JB
Vous avez été l’objet d'une attaque violente et inédite lors de la parution de cette fameuse Pléiade. Pouvez- vous nous en dire un mot ?
AG
Oui, mais elle n'était pas inédite. Le signataire de l'article de La Quinzaine littéraire auquel vous faites allusion m'avait déjà attaqué de plusieurs manières et notamment en publiant dans la même revue un article très agressif contre Le Cahier de l’Herne que j’avais dirigé. C’était en 1993. Donc je n’ai pas été trop surpris. J'ai d’ailleurs hésité à répondre, parce que le ton qu’adoptait mon contradicteur et le niveau de ses arguments ne se prêtaient pas à un vrai débat. Mais la Pléiade souhaitait que je réponde. J’ai donc adressé une réponse à La Quinzaine littéraire, qui ne l’a pas publiée et ne m’a même pas répondu. Peut-être l’éditeur et moi-même aurions-nous dû insister, en rappelant que le droit de réponse est dans la loi. Mais j’ai préféré m’adresser ailleurs. J’ai sollicité une revue en ligne, Fabulaqui m’a ouvert ses pages.
JB
Peut-on avoir votre opinion concernant la présence éventuelle de Rimbaud sur une photo prise à Aden ?
AG
Je ne suis pas convaincu par cette identification. L'objection est que deux personnes clairement identifiées sur la photo, l’explorateur Henri Lucereau et le docteur Joseph Dutrieux, ne peuvent s’être trouvées ensemble à Aden qu’en novembre 1879, c’est-à-dire à un moment où Rimbaud n’y est pas encore arrivé. D’autre part, j’ai été impressionné par l’exceptionnelle médiatisation de cette prétendue découverte et par le fait que la presse et les médias, prompts à annoncer cette nouvelle extraordinaire, étaient très discrets lorsque les doutes, pour ne pas dire plus, sont apparus. Il y a là une disproportion qui en rappelle une autre : si Rimbaud ne se trouve pas sur cette belle photographie, elle vaut une vingtaine d’euros ; s’il s’y trouve, elle en vaut 150000, le prix auquel elle a été vendue.
JB
Revenons à l'œuvre de Rimbaud. Est-ce que vous avez un poème préféré ?
AG
J'ai une période préférée. Celle des derniers vers, composés au printemps et à l’été de 1872.
JB
Ceux qui ont été repris en partie dans Une saison en enfer.
AG
Oui, mais précisément, ceux que je place au-dessus de tout dans ce corpus ne s’y trouvent pas : Est-elle almée ?…, deux quatrains sur la fin de la nuit, et Mémoire, que Rimbaud avait prévu de faire figurer dans « Alchimie du verbe » puisque le brouillon en fait mention, mais qui ne s’y trouve pas, peut-être pour une question de longueur.
JB
On peut dire que vous avez eu la chance de publier votre édition de la Pléiade au moment où presque tous les manuscrits avaient été révélés, notamment ceux de la collection Berès, restés inaccessibles pendant soixante-dix ans !
AG
Oui, il a fallu attendre que Pierre Berès les expose, à la fin de sa vie, au musée de Chantilly. Dans les années 70, on parlait beaucoup de ces manuscrits et je me souviens avoir écrit à Pierre Berès pour lui demander l’autorisation de les consulter. Il m’a répondu qu’ils n’étaient plus en France. Étiemble les avait vus. Louis Forestier avait pu consulter l’autographe de Génie (sur du papier bleu !). L’édition de la Pléiade a pu également bénéficier de la révélation d’une version antérieure de Mémoire, apparue en mai 2004.
JB
Vous avez révélé l'existence des manuscrits de la fondation Bodmer, si je ne me trompe pas.
AG
Le milieu rimbaldien ne les connaissait pas, mais la fondation Bodmer était très connue.
JB
À votre avis, est-il important de connaître la vie de Rimbaud pour comprendre son œuvre ?
AG
Le cas de Rimbaud est particulier. D’abord, parce qu’il a, à sa manière, raconté sa vie, dans Une saison en enfer, et parce que toute son œuvre, vers et prose, comporte une dimension autobiographique, plus ou moins affirmée. Cela dit, il faut aussi dénoncer la dictature du biographisme dans le commentaire. Et il n’est interdit à personne de lire un poème sans rien savoir de son auteur.
JB
Accordez-vous de l'importance à ce qu'on appelle parfois la seconde vie de Rimbaud, à partir du moment où il se désintéresse de son aventure poétique ?
AG
Quand je préparais ma thèse et que je fréquentais le séminaire de Louis Forestier, nous débattions fréquemment de cette question, et à l’époque, tout ce que Rimbaud avait pu écrire après 1875 ne m’intéressait pas vraiment. J’ai dû m’y intéresser par la force des choses, lorsque j’ai préparé l’édition des Œuvres complètes de la Pléiade. Et j’ai découvert les lettres de Harar et d’Aden, qui sont elles aussi marquées par un destin. Certaines d’entre elles, celles par exemple qui traitent de politique ou qui sont relatives à des expéditions, sont captivantes. Mais je maintiens l’argument selon lequel le poète s'est définitivement éloigné.
JB
Quelles sont les raisons, selon vous, de cet éloignement et du mystère de ce que l'on a souvent nommé le silence de Rimbaud ?
AG
Elles ne sont pas mystérieuses, ces raisons. On en fait souvent une grande énigme, qui ne m'apparaît pas comme telle. Rimbaud n'a pas été encouragé dans sa vie littéraire. Il a à peine publié quelques poèmes et un petit livre à compte d'auteur. On a besoin, pour maintenir une activité, qu'un encouragement vienne de l'extérieur. Il ne l’a pas eu et je vois comme tout naturel le passage à une autre activité, après une expérience déçue. Il avait aussi compris qu'il était nécessaire de gagner sa vie. Ce qui reste mystérieux peut-être, c'est son implantation dans un lieu du monde où il ne semble pas avoir été heureux. Mais pouvait-il être heureux quelque part ?
JB
S'il fallait trouver un défaut à Rimbaud, quel serait-il ?
AG
Il n’était pas sociable. Il a multiplié les problèmes relationnels. Tout le monde a été frappé par son mutisme, comme s’il avait tiré vers le silence les conséquences de la théorie baudelairienne de l’incommunicabilité.
JB
L’influence de Verlaine a-t-elle été positive ?
AG
Très positive. Verlaine a été parmi ceux qui l’ont encouragé, et celui qui l’a fait le mieux. On ne peut contester non plus l’influence qu’il a eue sur Rimbaud, leur partenariat dans l’idée de faire bouger le vers.
JB
Il lui a quand même donné un coup de revolver !
AG
Pour une histoire qui n'était quand même pas directement liée à leur production littéraire.
JB
Avez-vous de l'intérêt pour d'autres écrivains ?
AG
Principalement pour Baudelaire, mais aussi pour Sainte-Beuve, pour Huysmans.
JB
Que pensez-vous de l’université actuelle ?
AG
Je ne suis pas sûr qu'elle suive une bonne évolution, en France et en général dans les pays d'Europe. L’institution a subi le choc de quelques lois malencontreuses, parfois même inspirées par l'ignorance de l'université et de sa mission.
JB
La relève des rimbaldiens est-elle assurée ?
AG
La relève est assurée en général pour les études littéraires. En ce qui concerne Rimbaud, je ne sais pas trop. Même s’il existe quelques jeunes chercheurs que l’on peut distinguer, ils sont moins nombreux que ceux de ma génération. Et le milieu rimbaldien actuel est très éclaté.
JB
Il part en mille morceaux.
AG
Il existait, comme je vous l'ai dit, quand je préparais ma thèse, une fédération de chercheurs. Ils se réunissaient et échangeaient des idées. On n’en est plus là.
JB
Pourtant je retrouve dans un texte de Louis Forestier écrit en 1972 : « les rimbaldiens feraient mieux d'échanger des idées au lieu d'échanger des insultes ».
AG
Certes, en 1972, il y avait déjà des débats assez vifs et dans les années 1970, j’ai connu la querelle sur la thèse dite de l’illisibilité promue par Atle Kittang et relayée par Tzvetan Todorov. Mais les clivages auxquels Louis Forestier faisait allusion en 1972 étaient la conséquence des positions prises par Étiemble et des réactions à ses positions, venant principalement de la Société des amis de Rimbaud, présidée par Pierre Petitfils. Cela dit, l’élève d’Étiemble que j’étais a été très bien accueilli par Suzanne Briet et Pierre Petitfils. Ils animaient une revue, Rimbaud vivant, qui existe toujours et fait de louables efforts pour continuer d’exister.

Fin de l'entretien.
23 avril 2021

Entretien avec Pierre Brunel


Voici l'entretien enregistré avec Pierre Brunel, le samedi 27 janvier 2018, dans la chambre de Rimbaud, rue Victor Cousin à Paris. 

22 avril 2021

Entretien avec Olivier Bivort

 

Jacques Bienvenu :
Pouvez-vous nous parler de votre parcours universitaire avant vos fonctions actuelles de professeur de littérature française à l’Université « Ca’ Foscari » de Venise ?

Olivier Bivort :
Je suis parti en Italie à la fin de mes études de philologie romane à l’Université libre de Bruxelles. J’ai été longtemps lecteur de français à l’Université de Vérone avant de devenir maître de conférences à l’Université de Trieste, puis professeur. J’enseigne aujourd’hui la littérature française à l’Université « Ca’ Foscari » de Venise.

JB :
Vous avez donc commencé vos études supérieures par l’équivalent de ce qu'on appelle en France « lettres modernes »,  à l’Université libre de Bruxelles comme André Guyaux (voir notre entretien). L’intérêt que vous avez pour la poésie de Rimbaud date-t-il de cette époque ?

OB :
Ma passion pour Rimbaud date de mon adolescence et principalement de ma lecture d’Une saison en enfer. J’avais été intrigué, au lycée, par un commentaire du « Lagarde et Michard » sur le sens de Adieu, lu comme une capitulation, un déni de révolte et d’ambition poétique. Je n’avais pas du tout ce sentiment-là : j’y percevais au contraire un nouvel élan, à la fois lyrique et personnel, vers d’autres mondes, d’autres possibilités. La phrase « à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes » me faisait rêver. La pensée poétique de Rimbaud est toujours en tension, prête à rebondir. Quand il écrit dans la lettre du Voyant que  la poésie « sera en avant », il ne lui donne pas de fin et il ne se donne pas de finalité. Sa conscience de l’échec, quand elle est exprimée,  ne va jamais sans une volonté de repartir, sans un désir de se régénérer : « Départ dans l’affection et le bruit neufs ! » Cette question ne m’a pas lâché : plus tard, bien plus tard, j’ai essayé d’y répondre dans un de mes premiers articles.
                                                                                           
                                                                                         
Commentaire de Adieu du « Lagarde et Michard »
JB : La datation relative d’Une Saison en enfer et des Illuminations est l’un des grands problèmes des études rimbaldiennes. On ne sait toujours pas encore aujourd’hui si les poèmes des  Illuminations ont été totalement ou en partie écrits après Une saison en enfer. Quelle est votre position sur cette énigme chronologique ?

OB :
Il faut rappeler que ce qu’on appelle « la question chronologique » s’est imposée dans les études rimbaldiennes après la publication de la thèse de Bouillane de Lacoste, en 1949. Jusque là et pour la majorité des lecteurs, il ne faisait pas de doute que Rimbaud donnait son congé définitif à la littérature dans Une saison en enfer. Or les conclusions de Bouillane de Lacoste ont bouleversé cette perspective : en montrant que Rimbaud avait recopié une partie de ses poèmes en 1874, il déplaçait les limites de son œuvre et contraignait les lecteurs à revoir les étapes de son évolution, beaucoup moins linéaire que ce qu’on pensait. L’étude de la chronologie de l’œuvre de Rimbaud, très complexe, montre en tout cas que le poème en prose n’est pas pour lui l’ultime étape d’un processus qui fait suite à l’abandon du vers : Delahaye fait même mention de poèmes en prose que Rimbaud aurait lus chez leur ami Bretagne, en 1870 ! Parallèlement à une évolution du vers, il y a une évolution de la prose chez Rimbaud, des Déserts de l’amour aux Illuminations. Aujourd’hui il y a un consensus, qui me semble acceptable, qui veut que la composition et la mise au point des Illuminations s’étendent sur deux, voire sur trois années, sans conflit avec Une saison en enfer. C’est d’ailleurs ce qu’affirmait Verlaine : « ce livre fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne. » Verlaine est parfois évasif, mais n’oublions pas que c’est à lui que Rimbaud avait confié un manuscrit de ses poèmes en prose !

Photo JB.
JB :
L’importance de Verlaine dans la compréhension de l’œuvre rimbaldienne est très grande et il faut en limiter le sujet. Rappelons que vous êtes un spécialiste de Verlaine comme en témoignent vos éditions de ses œuvres poétiques dans la collection « Classiques » du Livre de poche. Vous écrivez que « les deux poètes ont travaillé parallèlement, ont collaboré à l’occasion ; [et qu’] ils se sont ouvert de nouveaux horizons ». Pouvez-vous nous parler de ce moment où en 1872  les « vers nouveaux » de Rimbaud répondent aux Romances sans paroles de Verlaine ?

 OB :
Verlaine a été en contact avec Rimbaud pendant près de deux ans, et en particulier en 1872 : cette année-là, ils sont ensemble à Paris, en Belgique et en Angleterre. Ils ont donc eu l’occasion de partager des idées, de confronter leurs œuvres respectives et même de se censurer : Rimbaud aurait déconseillé à Verlaine d’insérer les poèmes sur Mathilde dans son futur recueil. Verlaine voulait d’ailleurs dédicacer son livre à Rimbaud, « ces vers ayant été faits lui étant là et m’ayant poussé beaucoup à les faire ». Du point de vue poétique, les affinités ne manquent pas entre les poèmes des Romances sans paroles et les vers que Rimbaud écrit à partir du mois de mai 1872. Voyez par exemple l’intérêt que les deux poètes portent à des genres appartenant à la « petite » littérature, comme les chansons populaires : Rimbaud en parle dans « Alchimie du verbe », le chapitre d’Une saison en enfer qu’il consacre précisément à sa poétique de 1872, et Verlaine, qui est un grand amateur de chansons, en fait souvent état dans sa correspondance. Ils en utilisent tous les deux les ressources : des vers courts, une rythmique soutenue, des répétitions, une apparente simplicité, une légèreté de ton. Plus que d’influence, il est préférable de parler d’expérience partagée, d’une esthétique commune qui se vérifie surtout sur le plan des formes et de l’expressivité, chacun conservant son autonomie, sa sensibilité et sa personnalité dans le choix des contenus.

JB :
Cependant, il semble que Verlaine n’appréciait pas les poèmes « seconde manière » de Rimbaud, or c’était justement ceux que Rimbaud avait écrits en sa compagnie. Qu’en pensez-vous ?

 OB :
Dans les Poètes maudits, après avoir cité la première strophe d’Éternité, Verlaine écrit que, dans ses « derniers vers », le poète en Rimbaud « disparaît », tout en précisant qu’il entend par là le « poète correct » « dans le sens un peu spécial du mot ». Il ne faut pas se méprendre sur cette censure apparente. En fait, les réserves de Verlaine portent essentiellement sur la versification de Rimbaud, ce qui ne l’empêche pas de trouver ses vers « superbes » et de louer leur « beauté mystérieuse ». Car Verlaine est un novateur qui opère dans les limites d’une tradition, celle du vers français ; ce  n’est pas un conformiste mais ce n’est pas non plus, comme l’est Rimbaud, un iconoclaste. S’il qualifie les vers de 1872 de « vers libres, très libres », c’est parce que, pour lui, Rimbaud n’a plus observé ces attributs essentiels et nécessaires du vers français que sont la mesure et la rime, tout en continuant d’écrire des poèmes « en vers » ; et c’est pourquoi ce sont Les Effarés, Les Assis, Les Chercheuses de poux ou Le Bateau ivre qu’il retient parmi les « chefs-d’œuvre » de l’œuvre en vers de Rimbaud, et ceci en vertu de leur « versification impeccable ».


Photo JB.
JB :
Le vers de onze syllabes apparaît simultanément dans les poèmes de Verlaine et Rimbaud au moment de leur compagnonnage. Peut-on attribuer à Marceline Desbordes-Valmore l’usage de ce mètre particulier ? Plus généralement que pensez-vous de l’importance de cette poétesse douaisienne dont vous avez montré qu’elle avait inspiré Rimbaud ?

OB :
Dans le chapitre des Poètes maudits qu’il consacre à Marceline Desbordes-Valmore, Verlaine écrit que c’est elle qui « le premier d’entre les poètes de ce temps, a employé avec le plus grand bonheur des rythmes inusités, celui de onze pieds entre autres ». Il est très probable que la « redécouverte » de ce vers par Rimbaud et puis par Verlaine se soit faite par l’intermédiaire de l’œuvre de la poétesse de Douai. Rimbaud en premier : c’est lui qui aurait « forcé » Verlaine de lire toute l’œuvre de Marceline, alors que celui-ci n’y voyait qu’un « fatras avec des beautés dedans ». Rimbaud s’essaie au vers de onze syllabes dès le printemps 1872 : Larme, La Rivière de cassis, Michel et Christine, « Est-elle almée » » sont en tout ou en partie écrits dans cette mesure alors qu’elle n’apparaît qu’une seule fois dans les Romances sans paroles. Rimbaud témoigne d’ailleurs de son intérêt pour l’œuvre de Marceline à cette époque : au dos d’un manuscrit de Patience d’un été (une autre version de Bannières de mai), il transcrit un vers de C’est moi, un poème de Desbordes-Valmore publié pour la première fois en 1825 : « prends-y garde, ô ma vie absente ! » Le lyrisme mélancolique de la poésie féminine l’attire (souvenons-nous de son inclination pour Louisa Siefert) mais il est aussi sensible à la manière de Marceline, notamment à la grande variété de mètres et de rythmes qui caractérise ses poèmes. En revanche, le nom de Marceline Desbordes-Valmore n’apparaît qu’en juin 1873 sous la plume de Verlaine, dans une lettre à Émile Blémont : Verlaine recommande la lecture de Pleurs et de Pauvres fleurs à son correspondant et cite en exemple quelques vers de Dormeuse (qu’il intitule Berceuse !), un poème qui alterne des vers de cinq et de sept syllabes. Rappelons que sa propre Berceuse, dans Cellulairement, est composée en vers de cinq syllabes. Il est un fait qu’on attribue le plus souvent à Verlaine le mérite d’avoir promu l’usage du vers impair dans la poésie moderne, suite au succès de son Art poétique : « De la musique avant toute chose, /Et pour cela préfère l’Impair » ; et il est vrai qu’il a pratiqué l’impair avec constance dès les Poèmes saturniens. Mais il semble bien que ce soit Rimbaud qui ait tiré parti de l’hendécasyllabe avant que Verlaine ne se l’approprie et, par ailleurs, ne lui reconnaisse cette précellence : c’est en vers de onze syllabes qu’il compose Crimen amoris, un poème magnifique écrit en juillet ou en août 1873, en prison, à Bruxelles, dans lequel il glorifie la geste d’un « Satan adolescent » qui a tous les traits de Rimbaud.


Marceline Desbordes-Valmore 
Fin du poème C'est moi de Desbordes-Valmore

JB :
Vous avez organisé le colloque Rimbaud poéticien à Venise en novembre 2013 et vous êtes l’un des quatre organisateurs du prochain colloque sur Rimbaud qui aura lieu à la Sorbonne en mars 2017. À ce titre, comment voyez-vous l’avenir de la recherche rimbaldienne ?

OB :
J’ai eu la chance de profiter d’un beau moment de l’histoire des études rimbaldiennes, celui où, pendant les vingt dernières années du xxe siècle, la philologie, la textualité, l’herméneutique étaient au centre du discours critique. On organisait à l’époque presque un colloque par an : c’était sans doute excessif et pas toujours fructueux mais ça permettait des échanges, des mises au point, un partage des connaissances. Un certain épuisement des études sur Rimbaud, qui est peut-être le contrecoup de l’époque précédente, a caractérisé le début des années deux mille : sans généraliser, de nombreuses redites, le repli sur la biographie et l’iconographie, l’éloignement des textes « canoniques » me semblent témoigner d’un manque d’objectifs définis. Il est vrai que cette désorientation épistémologique a touché l’ensemble de la critique universitaire. Aujourd’hui, on assiste à un regain d’intérêt pour le Rimbaud zutiste et pour la parodie en général. C’est un aspect relativement important qui mérite d’être approfondi mais qui a parfois pour effet de projeter une lumière déformante sur les autres parties de l’œuvre. Cette tendance à généraliser des grilles de lecture en fonction d’un motif ou d’une pratique limités dans le temps et dans l’espace de l’œuvre n’est pas nouvelle : elle continue de faire les beaux jours de la critique partisane, qui défend tel ou tel point de vue en l’appliquant à l’ensemble du corpus. Il est difficile d’imaginer l’avenir ! Dans leur appel à communication, les organisateurs du prochain colloque ont lancé quelques suggestions dans l’espoir de ranimer le dialogue entre les chercheurs et de relancer les études rimbaldiennes. Cela n’empêche pas, bien heureusement, que la « machine » rimbaldienne continue de produire chaque année son lot de post, d’articles et de livres.

JB :
Pensez-vous que les nouveaux moyens informatiques (catalogues en ligne, Gallica, moteurs de recherches, etc.) ont bouleversé la recherche sur Rimbaud  ?

 OB :
Je ne pense pas qu’on puisse parler de véritable bouleversement. La bibliothèque digitale universelle qui est en train de se développer sur le web s’enrichit chaque jour et elle permet de consulter en temps réel des millions de documents de toute espèce. Les moteurs de recherche, encore très élémentaires, nous aident à effectuer en un instant une recherche qui nous aurait occupés des semaines en bibliothèque. Mais cette énorme masse d’informations nous donne aussi l’illusion d’avoir accès à un savoir total ; or, pour rester dans le domaine français, nous sommes loin d’avoir à notre disposition tous les documents, manuscrits et imprimés produits dans cette langue. La plus grande découverte rimbaldienne de ces dernières années ne s’est pas faite grâce au web : il a fallu qu’un amateur  tombe chez un libraire sur une collection du Progrès des Ardennes pour que l’on retrouve Le Rêve de Bismarck qui y sommeillait depuis 1870 ! Les « humanités digitales » sont encore au berceau : ce sont les moyens d’accès à l’information qui ont changé, beaucoup moins les perspectives de recherche. Les logiciels associés à des bases de données comme Gallica nous permettent d’affiner nos connaissances dans des domaines très traditionnels comme la réception, l’intertextualité et l’histoire littéraire : une mine pour les auteurs peu connus, ce qui n’est pas le cas de Rimbaud. Les outils informatiques me semblent plus performants dans le champ textuel : les bases de données comme Frantext et les répertoires de formes sont de précieuses ressources pour l’analyse. Il serait souhaitable de construire une bibliothèque virtuelle de la critique rimbaldienne, indexée, dynamique et collective, qui offrirait une bibliographie régulièrement mise à jour et rassemblerait la totalité des études sur le poète. Pour l’instant, on ne peut qu’inviter les chercheurs à mettre en ligne leurs travaux, en accès libre et gratuit. S’il y a quelque chose qui doit être au cœur des humanités digitales, c’est bien le partage du savoir.

 JB :
Comme nous l’avons dit au début de notre entretien, vous enseignez la littérature française à Venise. Que peut-on dire de la réception de Rimbaud en Italie ?

OB :
Rimbaud a été connu très tôt en Italie, dès les années 1880, grâce à un jeune critique napolitain, Vittorio Pica, qui s’était mis en contact avec Verlaine. C’est à Pica que l’on doit, par exemple, la première exégèse de Voyelles. À l’époque, l’attention des écrivains italiens qui se réclament de la modernité est tout entière tournée vers la France et le symbolisme, qui leur offrent de nouveaux modèles. C’est ainsi que Rimbaud devient une sorte de catalyseur des mouvements d’avant-garde italiens au début du siècle. La première monographie consacrée à Rimbaud hors de France est italienne : elle est publiée à Florence en 1911 par Ardengo Soffici, artiste et poète francophile en étroite relation avec Apollinaire. Il faut souligner que Rimbaud a toujours captivé les poètes italiens, de Montale à Pasolini, à Luzzi... La littérature française moderne subit un coup d’arrêt pendant la période fasciste (1923-1943) et ce n’est qu’après la guerre que renaît l’intérêt pour Rimbaud en Italie, tant du point de vue éditorial qu’universitaire. La biographie de Rimbaud par Enid Starkie est traduite en italien en 1950, trente ans avant sa version française ! C’est alors que se forme une véritable « école rimbaldienne » italienne, active pendant toute la deuxième moitié du xxe siècle : composées d’excellents chercheurs comme Mario Matucci, Ivos Margoni, Sergio Solmi, Mario Richter et Sergio Sacchi, elle va contribuer à approfondir la connaissance de l’œuvre de Rimbaud par de très nombreux travaux en français et en italien (éditions commentées, livres, articles, comptes rendus…). Plusieurs colloques autour de Rimbaud seront organisés en Italie à partir des années quatre-vingt, et une grande exposition lui sera consacrée à Gênes en 1998. Il ne faut pas oublier que Rimbaud a aussi partie liée à l’histoire coloniale de l’Italie : on doit à Carlo Zaghi un livre important sur Rimbaud in Africa, malheureusement peu connu en France.


Vittorio Pica
 JB :
Sur la vie africaine de Rimbaud nous avons de précieux témoignages d’explorateurs et de commerçants italiens. Que vous inspire cette seconde vie du poète ? Comment expliquez-vous le silence poétique de Rimbaud ?

 OB :
La vie de Rimbaud en Afrique m’intéresse d’un point de vue historique et biographique, sans plus. Je ne vois dans son aventure coloniale ni le reflet de sa poésie, ni celui de sa révolte. Je ne crois pas à l’idée romantique d’une « œuvre-vie » qui ferait de cette expérience le prolongement de sa période littéraire, ni de celle-ci une anticipation de son destin ; celui qui voulait changer la vie a simplement changé de vie. Sa fin tragique me touche et m’émeut, bien sûr, mais je suis ses aventures comme je suivrais celles d’autres explorateurs de l’époque, à la différence que, contrairement à ses collègues qui le fréquentaient à Aden ou à Harar sans rien savoir de sa vie passée, je sais qu’il ne s’intéressait plus à « ça ». Ce qui m’amène à la deuxième partie de votre question. J’essaierai d’y répondre en m’arrêtant sur quelques éléments qui m’aideront à préciser ma pensée. 
La question du  « silence » de Rimbaud a été abordée très tôt dans l’histoire, au moment même où le poète décidait de s’éloigner de la littérature. En avril 1875, Verlaine écrit à Delahaye que les nouvelles idées de Rimbaud, avec qui il a eu de violentes discussions un mois auparavant, « ne parviendront à faire de lui qu’un “monstre” d’impuissance, d’improduction et d’illogisme. » Il lui reproche évidemment son athéisme, mais aussi son positivisme, et il en pressent déjà les conséquences sur le plan de la création. C’est que Rimbaud a choisi une autre voie, qui n’est plus celle de la littérature : le 14 avril 1875, il demande à Delahaye des renseignements sur le « bachot » en sciences qu’il a l’intention de préparer. Et il est en Allemagne pour apprendre l’allemand, par pour batifoler. En octobre 1875, Verlaine envoie au même Delahaye un poème (inséré plus tard dans Sagesse) où il parle explicitement de Rimbaud et de son changement de cap, regrettant le gaspillage de ses forces et le sacrifice de ses dons à la « Science » (qu’il écrit entre guillemets et avec une majuscule, par mépris) au nom de la « fadaise actuelle », c’est-à-dire des idées progressistes de son temps, qu’il méprise encore davantage. « Ta parole / Est morte de l’argot et du ricanement / et d’avoir rabâché les bourdes du moment » écrit encore Verlaine, insistant cette fois sur l’orgueil et l’arrogance de son ami, et peut-être déjà sur son mépris pour la poésie.


Dessin de Verlaine, lettre à Ernest Delahaye du 24 mars 1876.

Un sursaut d’orgueil peut être le fruit d’une déconvenue – la défaite nous rend parfois superbes – mais cette attitude appartient au caractère de Rimbaud qui la manifeste à plusieurs reprises dans son œuvre (dans Génie, l’orgueil est dit « plus bienveillant que les charités perdues » !) Rimbaud n’est pas un rêveur : c’est un homme d’action qui se fixe des objectifs et qui, en les poursuivant, prend peu à peu conscience de ses limites. Et il ne se satisfait ni d’un succès, ni d’un échec. Il veut être constamment en avant, comme la poésie qu’il présageait dans la lettre du Voyant. Il me semble que la détermination avec laquelle il a décidé de couper les ponts avec la littérature (et avec le monde de la littérature, c’est tout aussi important) réponde à cette exigence, quelle qu’ait été, pour lui, l’issue de son expérience poétique, une expérience qu’il a menée à son terme. Je ne pense pas que ce soient le regret d’une carrière manquée ou la faillite de sa poésie qui aient dicté ses choix. Bien des passages d’Une saison en enfer et des Illuminations expriment à la fois le pressentiment d’une fin et un désir de renouveau, ce qui empêche à mon sens de statuer sur son œuvre en termes de réussite ou d’échec et d’assigner à son acte la valeur d’un renoncement. Je laisserais en définitive la parole à Verlaine qui, dans Les Poètes maudits, écrivait : « que M. Arthur Rimbaud […] soit assuré de notre complète approbation (de notre tristesse noire, aussi) en face de son abandon de la poésie, pourvu, comme nous n’en doutons pas, que cet abandon soit, pour lui, logique, honnête et nécessaire. »

JB :
Nous arrivons au terme de notre entretien. Pour conclure, pouvez-vous nous dire si vous avez  des projets de publications concernant Rimbaud et Verlaine ? 

OB :
Je termine une édition critique d’Amour et de Parallèlement, de Verlaine, à paraître au Livre de poche « Classique » et je travaille à une édition commentée de l’œuvre de Rimbaud, en italien, pour la collection des « Classiques français » de l’éditeur Marsilio. 

 

Les principaux travaux d'Olivier Bivort sur Rimbaud et Verlaine sont librement accessibles en ligne à cette adresse. On peut lire aussi l'article Un puzzle inachevé dans le dossier du Magazine littéraire de novembre 2016 : Verlaine, Rimbaud, un couple scandaleux.
21 avril 2021

Entretien avec Jean-Luc Steinmetz

Jacques Bienvenu
Votre dernier volume sur Rimbaud se présente comme une correspondance choisie. Pouvez- vous vous expliquer sur le choix que vous avez effectué.
Jean-Luc Steinmetz
J’ai regretté que mon éditeur précise qu’il s’agissait d’une « Correspondance choisie », car cela laisserait entendre que j’ai pratiqué un tri dans les lettres de Rimbaud. En réalité, et mis à part quelque courrier jugé par moi insignifiant, j’ai donné toutes les lettres, accompagnées, quand il le fallait de certaines réponses, et additionnées de très remarquables envois venus de certains. Evidemment, pour des raisons de droits à acquitter, je n’ai montré que certaines des lettres envoyées à Ilg, les plus significatives. Hormis ces omissions obligées, j’ai donc offert aux lecteurs l’ensemble des lettres connues à ce jour, selon un ordre chronologique conseillable en pareil cas. Sont montrées notamment toutes les lettres de la période dite littéraire, dont deux en fac-similés pour le dessin qui les accompagne, p.106 et 121.
JB
Vous dites que votre volume permet de revisiter Rimbaud avec « un parcours quasi inédit ». Pourtant plusieurs éditions ont déjà donné l'intégralité de la correspondance de Rimbaud, la dernière en date étant celle de la Pléiade.
J-LS
Ce parcours défini par moi comme « quasi inédit » se situe par rapport aux éditions précédentes de la correspondance. La Correspondance générale des éditions Fayard vise à une exhaustivité telle qu’elle dépasse les cadres que l’on attend d’elle. Elle comporte nombre de documents qui la rendent assez difficilement lisible, si on veut les parcourir avec soin. Ces propos complémentaires étouffent quelque peu la voix de Rimbaud, que j’ai souhaité rétablir pour le grand public qui jusqu’à maintenant l’ignore selon une certaine continuité « audible ».
La correspondance donnée dans la Pléiade dans l’excellente édition d’André Guyaux obéit à une répartition particulière. Après la lettre du 14 octobre 1875 de Rimbaud et celle du 12 décembre 1875 de Verlaine, elle suit un autre régime de présentation sous le titre « Vies et documents » qui reprend les choses à partir de textes de 1865.
Celle de Pierre Brunel suit, elle aussi, un principe. Elle établit des « lots » selon des intitulés parfois très poétiques comme « Lettres de l’homme aux semelles de vent ». On observe pour la partie africaine des séries qui, la plupart du temps, correspondent à des années.
L’édition Forestier, dans son parti pris chronologique, me paraît plus pertinente, à ceci près qu’elle place dans une section antérieure le « Rapport » (ou « Notice ») « sur l’Ogadine », la lettre au directeur du Bosphore égyptien et le « dernier journal » (de route).
Le parcours que je propose est donc « inédit » dans la mesure où il place le lecteur devant le Rimbaud épistolier (à quelques exceptions près –  les courriers avec Verlaine) et qu’il est ainsi permis de l’estimer selon la continuité de son expression, les transformations qu’elle comporte, les périodes impliquées, les lieux occupés. Bien entendu, il se passe quelque chose après octobre 1875, divers moments sont observables : l’un de déplacements multiples, la dromomanie de Rimbaud sur 5 ou 6 ans, l’autre concernant des activités centrées, Aden ou Harar, l’autre enfin, proprement agonique.
JB
Une chose me surprend. Vous écrivez : « somme toute , la correspondance telle que l'a publiée Berrichon est plus digne de confiance qu'on ne l'a laissé croire ». Or il me semble bien établi et depuis longtemps que Berrichon avait bien des fois trafiqué les lettres de Rimbaud.
J-LS
Il est d’usage, en effet, de critiquer Berrichon et Isabelle pour leur mauvaise foi. Tellement d’usage même que dire le contraire vous ravale au rang des idiots. Qu’Isabelle et Berrichon aient entrepris conjointement de donner une certaine interprétation de la vie de Rimbaud, je n’en disconviens pas. Comment faire autrement ? Mais il s’agit maintenant de la retranscription des lettres, celles de Chypre, d’Arabie, d’Abyssinie, de Marseille. Tout passe par Isabelle et les copies qu’elle en a faites, qui se trouvent dans le Fonds Roussel auquel seul Jean-Jacques Lefrère a eu accès. Adressons-lui un remerciement posthume pour nous avoir redonné ces copies qui – insistons bien cependant sur le fait – ne sont pas plus les originaux que ce que Berrichon a publié dans son volume de 1899. Les truquages, les corrections s’il y en a sont faciles à constater à partir des quelques originaux de Rimbaud (assez nombreux, ma foi) que nous possédons. Il manque ici -comme le suggère ma préface- une édition critique présentant sur trois colonnes 1° la lettre originale, 2° la copie faite par Isabelle, 3° la publication par Berrichon. On verra, en ce cas, le peu d’interventions dues à Isabelle et leur sens : préserver la réputation de son frère Frédéric, modifier les chiffres des opérations commerciales. Il faut lui savoir gré d’avoir assuré ces copies avec un soin louable, quoique relatif. Elle se révèle, en somme, beaucoup plus fiable que ses détracteurs ne l’ont laissé entendre.
JB
Vous semblez réhabiliter Paul Claudel qui avait donné « non sans raison » dites-vous, une interprétation religieuse d'Une Saison en enfer. Reprendriez-vous à votre compte l'expression de Mystique à l'état sauvage pour Rimbaud ?
J-LS
La réhabilitation de Claudel n’est plus à faire. Sa conversion à la lecture de la Saison n’implique nullement celle de Rimbaud qui, du reste avait reçu baptême, communion et connaissait l’Évangile. Il faut beaucoup de mauvaise volonté, la mauvaise volonté de Breton aux moins bonnes heures du surréalisme : le Second manifeste - pour ne pas voir les liens effectifs de la Saison avec l’Evangile – ou plutôt reprocher à Rimbaud d’avoir pu donner lieu à des interprétations chrétiennes. Oui, bien sûr, le fait est là, inscrit au verso de la Saison dans les intrigants versos ou rectos, dits « prose évangéliques » ou « johanniques ». Pierre Brunel, caractérisant la Saison, a parlé de « contre-Évangile ». L’expression a fait autorité. Je ne l’entends pas ainsi. dans les proses évangéliques il n’y a pas que parodie, et quand Jésus répond un peu sèchement à la Sainte Vierge, il n’invente pas, avec M. Renan pour souffleur ; il suit bel et bien l’Évangile*. Croyez-moi que s’il s’était vraiment engagé dans la voie d’un blasphème supérieur ou d’une supérieure parodie, il aurait procédé autrement, avec tout le « génie » dont il disposait. Mais il n’a pas voulu lever une certaine équivoque. Pour notre déception, bien sûr, et pour la sienne, sans doute – ce qu’il faut tenter de comprendre. « Mystique à l’état sauvage » exprime bien l’endroit où il parvient, autour de la Commune, avant, pendant et après. Sa haine des prêtres, voire de la religion catholique regarde une certaine bêtise cléricale, l’aspect séculier du christianisme. Mais comment ne pas tenir compte chez lui du « voyant » -tout à la fois spontanéité et désir de connaissance. Le « mystique » implique un autre type de comportement que celui qui se soumet aux dogmes, une forme d’élan irrésistible, traversant les obstacles, y compris celui de la religion. Le tout pour aboutir au « Génie » et aussi bien aux dernières pages de la Saison. C’est pour la Saison que Claudel en est arrivé à cette expression cent fois reprise, la même qui a provoqué chez Breton un rejet proche de la condamnation. « L’état sauvage » indique une connaissance intuitive sans intermédiaire. J’en ai parlé de façon très libre dans mon livre L’Autre saison publié aux éditions Cécile Defaut en 2013.

*Évangile selon saint Jean, 2,4.
JB
Vous parlez de l'évident athéisme du poète en évoquant une lettre célèbre de Rimbaud à Aden du  25 mai 1882, que j'ai redatée*. Par ailleurs, vous revenez longuement sur la conversion de Rimbaud attestée par sa sœur Isabelle dont vous publiez toutes les lettres à ce sujet. Quelle est selon vous la relation de Rimbaud avec la religion catholique tout au long de sa vie ?

*Jacques Bienvenu, « Une lettre célèbre de Rimbaud à Aden mal datée »,  Rimbaud vivant N°51, juin 2012

J-LS
À plusieurs reprises j’ai traité ce sujet, notamment dans l’entrée « Bible » du récent Dictionnaire Rimbaud publié dans la collection Bouquins chez Robert Laffont. Pour cela j’ai été critiqué de tous les bords, car ce qui forme la doxa aujourd’hui, c’est le Rimbaud communard dont, au demeurant, j’ai été l’un des premiers à monter l’importance (en 1973 dans Littérature, la revue de Vincennes, actuellement Paris VIII) au point de dire qu’il est peut-être venu à Paris dans les derniers jours de la Commune (malgré les dates des lettres du « voyant »). Il est plus que certain qu’existe chez Rimbaud une aversion du clergé, des séminaristes, des pratiques religieuses, comme le montrent nombre de ses poèmes : Les Poètes de sept ansLes Premières communionsAccroupissements, etc. La question de Jésus d’une part et d’un Dieu hors catholicisme d’autre part se pose. Dans l’analyse (à refaire) des « Proses évangéliques », le Christ est un drôle d’intercesseur, un drôle de thaumaturge. Il a des pouvoirs spéciaux. Rimbaud n’est pas éloigné de croire que lui aussi dispose de tels pouvoirs. Le « voyant » souhaite opérer une transformation de l’homme par la parole (le verbe) et la poésie. Une aussi folle ambition se heurtera vite au plus proche réel. De là sa renonciation. Ses deux compagnons, Verlaine et Nouveau, vont au plus vite vers la conversion – définitive : ils ont reçu la parole du « plus beau de tous les mauvais anges » (Crimen amoris de Verlaine). Par la suite Rimbaud ne s’inquiète plus du christianisme : hommes et idées. Il s’entend bien, du moins, avec les missionnaires du Harar et Mgr Taurin Cahagne. Une fois (25 mai 1882), pour faire endêver sa mère, il va jusqu’à lui dire que « cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ». Les lettres de Marseille, tant que Rimbaud tient la plume, ne signalent pas davantage une inquiétude religieuse de sa part. Seules les affaires pendantes au Harar, la liquidation des stocks et la régularisation de sa situation militaire l’inquiètent. Puis, après un mois passé à Roche et son retour dans la cité phocéenne, vient le moment où Isabelle raconte par le menu les journées de Rimbaud et ses multiples angoisses. Témoignage précis et vivant, dont on pourra toujours dire par la suite qu’elle en fit toute affabulation. La lettre du 28 octobre 1891 a beaucoup compté pour Claudel qui l’a recopiée et transmise à Suarès.
L’édition de la Pléiade a pris le parti de ne pas la donner (voir p. 803). On la lit dans l’édition Forestier, p.377-379 sous une forme différente, mais en son lieu et place. Elle est donnée en annexe dans l’édition Brunel, p.1028-1030.
Il y a dans les phrases d’Isabelle un accent de vérité. Libre à chacun de l’entendre. Encore faut-il que ces phrases viennent sous les yeux du lecteur. On comprend la joie d’Isabelle à voir Rimbaud rejoindre la communauté de l’Eglise. Elle a bien noté ses blasphèmes les jours précédents, puis le moment où il cède – par lassitude ou soudaine conviction. Qui sait comment chacun peut se comporter aux dernières heures de l’agonie ? Je ne récuse pas le fait qu’il ait voulu se confesser. Isabelle dit que le prêtre confesseur lui aurait dit la qualité de la foi de son frère – ce qui, bien sûr, ne trahit pas, par ailleurs le secret sacré de la confession. Il est remarquable aussi qu’Isabelle signale que Rimbaud n’a pu recevoir la communion, pour des raisons toute physiologiques. Quoi qu’il en soit des objections, il faut que l’objecteur dispose des pièces du débat. Je souhaitai que mon édition place le mot d’Isabelle sous le regard de tout éventuel lecteur.
JB
Quelles sont, selon vous, les raisons du mystère de ce que l'on a appelé le « silence de Rimbaud »  qui renonce à écrire des poèmes vers 1875 ?
J-LS
Rimbaud n’est resté que quelque temps dans le cadre de la littérature. Le désir qui l’anime dépasse très tôt les limites de l’expression. Nous sommes bien au-delà du furor poétique qui a fini par « faire figure » et devenir lieu commun de la poésie classique. Avec lui la poésie prend une dimension ontologique (mutation de la personne et d’autrui) – ce qui l’apparente aux décisions du Christ venu pour accomplir les Ecritures. À ce compte, il était presque fatal qu’il ne parvînt pas à réaliser ce en vue de quoi il ressentait un appel (qu’il serait réducteur de nommer « vocation »). La force de transmission de ce qu’il portait et de ce qu’il visait, ne fut pas totalement intransitive. Il y eut bel et bien communication (voyez ce qu’il en est aujourd’hui !), mais pas au point de « changer la vie », ni sa vie, ni celle des autres. Le parcours, sans doute très lacunaire à voir ce qui nous en est resté dans les Illuminations, implique cette conquête, cette « chasse spirituelle » (et non pas politique, par exemple) à l’aide de tous les moyens que permet la parole (l’écriture). Devant le peu de résultats obtenus, la solde, la liquidation se sont imposées, voire un regard masochiste porté sur les acquis – d’où ce double départ, le premier dans la Saison qui laisse toutefois l’espoir des « splendides villes », d’une certaine vérité, le second, expéditif, car l’on ne peut sans arrêt re-partir, ce qui sera pourtant le cas géographiquement, cette fois, au cours de multiples tentatives qui permettent de penser, néanmoins, qu’il envisageait alors d’être « absolument moderne », ingénieur (mais lui manquaient les diplômes et le savoir), aventurier du moins, explorateur qui sait, comme le veut l’époque et son ouverture au monde : canal de Suez et, en prévision, canal de Panama, la corne de l’Afrique, Zanzibar, ou même la Chine, le Japon.
JB
Dans le titre de votre volume on peut lire : Je ne suis pas venu ici pour être heureux. Néanmoins, Rimbaud sur son lit d'hôpital à Marseille, écrivait : « Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts , les rivières et les mers » . Ne pensez-vous pas que Rimbaud n'a pas été finalement plus heureux qu'on ne l' a dit à Harar où tout de même il se sentait libre ?
J-LS
Le titre « je ne suis pas venu ici pour être heureux » cette citation d’une lettre de Rimbaud du 29 mai 1884 ne me revient pas. L’éditeur a pensé qu’il rendrait plus intrigant le volume. Je n’y vois pas une formulation qui pourrait recouvrir la vie de Rimbaud en Arabie, en Afrique. Celle-ci connaît des hauts et des bas. Ce que l’on peut dire à la lecture de ses lettres, c’est que, bien souvent, il fut touché par l’ennui, un ennui plus fort que tout spleen baudelairien, l’ennui en plein soleil, en tout conscience de l’inutilité de sa vie et du peu de confiance à accorder à ceux qui l’entouraient, des commerçants ou des « nègres » comme il dit, lui qui, pourtant, songeait à intituler « livre nègre » sa Saison en enfer. Sérieux, mais – à tenir compte de propos rapportés, sarcastique à ces heures, il s’applique à des opérations commerciales, tente des expéditions considérables, mais qui échouent. Sa liberté au Harar est toute relative : enchaîné à un travail harassant, même s’il est devenu son maître. Son obsession apparente est de « faire de l’or » dans un dessein qui, au demeurant, se détruit de lui-même. Il sait qu’il n’habitera plus jamais l’Europe, qu’il est une destinée plus ou moins errante, sans fixation possible. Le bonheur de Rimbaud se tient, très antérieur, dans l’Auberge verte, par exemple – ou ce bonheur qu’il évoque dans la Saison, sa « fatalité de bonheur », c’est-à-dire cette obsession qui le pousse à la recherche d’un lieu, d’une condition impossible, à proprement parler une « utopie ».
JB
Vous n'avez pas publié que des ouvrages sur Rimbaud. Quels sont les écrivains qui comptent beaucoup pour vous ?
J-LS
Toute la littérature m’emporte dans son vol bienveillant. Mes choix à géométrie variable défient tout triage. Au point où j’en suis, je peux passer de Pindare à Mac Orlan sans rire ni frémir. À plaisir égal. Assurément mon œuvre de prédilection est la Saison, dont jusqu’à maintenant je n’ai pas rencontré de bons lecteurs ; mais je relis, régulièrement comme les sorties au printemps dans des lieux préférés, aussi bien Balzac que Cendrars, et tous ceux que j’ai eu la chance de republier et d’annoter. Si Jaccottet est indispensable à mon bonheur d’homme libre en plein air, le pessimisme de Houellebecq m’est presque fraternel. Par ailleurs existe mon pentagramme : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé auxquels j’ai consacré plusieurs ouvrages chez Corti et plus récemment chez Cécile Defaut (Reconnaissances, 2009). Ajoutons, ou mieux, prenons en pleine considération des pages de Hölderlin, des recueils de Ponge et de Tortel (un pur bonheur d’expression), les « riens » de Paul-Jean Toulet, aussi tonique qu’un haïku.
JB
Avez-vous un projet en cours ?
J-LS
En projet, un livre de poèmes Vies en vues, qui va être publié le mois prochain au Castor Astral, un recueil d’impressions, Mes Moires, à la rentrée en Septembre, la publication d’une troisième Pléiade Verne sous ma direction (personnellement je me charge du Voyage au centre de la Terre) ; d’autres rêveries qui voudraient emprunter le cours des phrases. À l’heure actuelle une place pour le « carpe diem », en attendant l’heure des grandes épreuves mortelles, si impitoyables quand on les compare aux belles épreuves typographiques qui accompagnent, pour des gens comme moi, le fil de leur vie.
Note :
Cette correspondance bénéficie des trois fac-similés inédits de la lettre de Gênes que j'avais révélés dans Hommage à Gérard Martin et Alain TourneuxRimbaud, « littéralement et dans tous les sens », Classiques Garnier, 2012.

JB

20 avril 2021

Entretien avec Jean-Baptiste Baronian

Jacques Bienvenu


Comment avez vous été amené à éditer le Dictionnaire Rimbaud ?

Jean-Baptiste Baronian
En 2010, quelques mois après que j'avais fait paraître chez Folio une biographie de Rimbaud, j'ai été contacté par Guillaume de Roux, qui était à l'époque un des éditeurs de la collection « Bouquins » publiée par Robert Laffont. Il m'a dit que mon livre lui avait beaucoup plu et m'a tout de suite proposé d'être le maître d'œuvre d'un Dictionnaire Rimbaud. Plutôt surpris, je lui ai alors demandé pour quelle raison il s'adressait à moi, et non pas à un rimbaldien notoire lié au monde universitaire. Sa réponse m'a laissé rêveur : « Parce que tu es au-dessus de la mêlée. » Il entendait par là que les rimbaldiens sont divisés, qu'ils appartiennent chacun à tel clan ou à tel autre et qu'ils n'arrêtent pas de se faire la nique, souvent pour des queues de cerise. J'ai vu cette proposition comme un défi, et justement par rapport à toutes ces dissensions entre spécialistes ou prétendus connaisseurs du poète. Et puis, je l'avoue, la formule du dictionnaire m'a toujours séduit, et j'avais même en chantier, quand j'ai été contacté par Guillaume de Roux, ce que j'avais appelé un « dictionnaire indirect » consacré à Simenon, c'est-à-dire un dictionnaire consacré à des personnes et des sujets périphériques à son œuvre, par exemple les directeurs de journaux et de magazines qui l'ont publié, les cinéastes qui se sont inspirés de ses romans, les comédiens qui ont joué Maigret ou d'autres personnages, etc. Là-dessus, je me suis en rapport avec des rimbaldiens, certains forts connus, d'autres presque pas, et avec leur aide, j'ai commencé à établir une première liste d'entrées, que j'ai soumise à Robert Laffont. C'est sur cette base que j'ai signé le contrat d'édition.
JB
Vous êtes belge et vous résidez depuis longtemps à Bruxelles. Cette situation géographique vous à t-elle marqué pour l’intérêt que vous portez à Rimbaud et Verlaine ? Quel est votre premier contact avec l’oeuvre de Rimbaud ?
J-BB
Depuis mon adolescence, je suis un fervent lecteur de poésie et j'étais très jeune quand j'ai découvert celle des plus grands auteurs français, d'abord à travers les manuels scolaires, puis en me procurant des recueils. Vers l'âge de quatorze ans, j'ai commencé, je crois, par Les Fleurs du mal. C'était une édition populaire publiée par Gründ, sur la couverture de laquelle figurait une femme à moitié dévêtue, et je me souviens que lorsque j'ai acheté ce livre au format de poche (à Montreuil, à deux pas de la bouche du métro), j'ai eu le sentiment de commettre un péché mortel… Dans mon adolescence, je n'ai pas, dans un premier temps, associé Verlaine et Rimbaud à la Belgique et au fait que de mon côté, je vivais à Bruxelles. Mais dans un deuxième temps, les divers séjours de Verlaine et de Rimbaud en Belgique ont marqué mes esprits, et j'ai même commis des poèmes où ils étaient évoqués tous les deux, dont un où le nom de Verlaine se trouvait en acrostiche et un autre, qui était intitulé Bruxelles et où il était question « d'éternels sanglots ». En tant qu'auteur, j'ai rapidement renoncé à la poésie et s'il m'arrive d'en écrire encore de loin en loin, ce ne sont jamais que des vers de mirliton. Dans ce domaine, c'est le génie ou rien, et les génies sont si géniaux, de Villon à Claudel, en passant par Racine, Hugo, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Laforgue, ou l'Anversois Max Elskamp que j'adore, qu'ils écrasent tout sur leur passage terrestre avec leur verbe souverain. Un littérateur belge ne peut qu'être hanté par le destin extraordinaire de Verlaine et de Rimbaud en Belgique et, en particulier à Bruxelles en juillet 1873. Mon roman L'Enfer d'une saison, qui date de 2013 et dont ils sont les héros, a justement été conçu pendant que je travaillais au Dictionnaire Rimbaud. Je l'ai écrit… comme… comme en surimpression sur cet ouvrage, sans jamais me forcer, et les épisodes bruxellois que je raconte sont venus à moi le plus naturellement du monde. Il s'agit là, en quelque sorte, d'un roman vécu. Chose sans doute paradoxale, d'une fiction autobiographique, mais dans laquelle je m'interdis de parler de moi. Le Dictionnaire a conditionné le roman. Ou l'a enfanté. C'est drôle, non ?
JB
Une saison en enfer est aussi, comme on l’a dit, une biographie fictionnelle, mais dans laquelle contrairement à vous, Rimbaud dit tout le temps « moi ». Cela pourrait justifier le titre inversé de votre livre : L’Enfer d’une saison. Dès le début de votre ouvrage qui commence le 18 juillet 1873, vous imaginez que Rimbaud rencontre Athanase Durand qui a existé, mais dont seul un spécialiste de la biographie rimbaldienne peut en connaître l’existence. C’était le frère de Paul Durand, ami d’Izambard, que Rimbaud avait rencontré à Bruxelles en 1870. Puis, vous supposez que ce frère était un ami de Baudelaire. Ne transposez-vous pas avec Félicien Rops dont vous écrivez que  Rimbaud l’avait rencontré à Paris ? pouvez-vous justifier le fait que vous faites dire à Rimbaud que Félicien Rops est un voyant ?
J-BB
J'ai cherché dans L'Enfer d'une saison à combler, à remplir les trous de l'histoire littéraire, mais aucune des supputations que j'ai faites n'est, je crois, fantaisiste ni gratuite. Athanase Durand a, de fait, bel et bien existé. Comme Jacques Poot, l'imprimeur d'Une saison en enfer, ou le propriétaire de l'Hôtel du Grand Miroir, que Rimbaud rencontre aussi, en juillet 1873. Ou même le peintre Jef Rosman, quoiqu'on puisse avoir des doutes sur la datation exacte de son portrait de Rimbaud « chez Mme Pincemaille, marchande de tabac rue des Bouchers, à Bruxelles ». Comme il y va ici d'un roman, il n'est pas important que le lecteur sache si ces personnages sont fictifs ou s'ils sont réels, s'ils incarnent effectivement des gens dont l'existence est avérée. Quand j'imagine que Paul Durand, l'ami de Georges Izambard, a pu connaître Baudelaire, à l'époque où ce dernier logeait à l'Hôtel du Grand Miroir à Bruxelles, ou que Rimbaud a pu, lui, rencontrer Félicien Rops lors d'un de ses voyages à Paris, je ne sacrifie pas à la vraisemblance, je ne fais qu'interpréter des probabilités historiques. J'ai d'ailleurs la profonde conviction qu'un des rôles essentiels du romancier consiste à revisiter l'Histoire et, comme je l'ai dit, à combler, à remplir des trous – des vides, des oublis, des omissions, des amnésies, bref tout un réseau d'inconnues, au sens mathématique du terme. Et voilà pourquoi je fais dire à Rimbaud que Félicien Rops est voyant. A la réflexion, je pense qu'il a dû le dire, lui qui parle si peu de l'art et des artistes dans ses écrits… 
JB
Le rapprochement entre Rimbaud et Félicien Rops est lumineux. L’exposition « Verlaine, cellule 252 », qui s’est tenue à Mons récemment évoque les relations entre Rops et Verlaine. Une belle exposition n’est-ce pas ?
J-BB
Je le dis sans détour : c'est la plus belle exposition littéraire que j'ai vue à ce jour, et Dieu sait si je suis friand d'expositions littéraires et si j'aime également visiter les lieux où ont vécu de grands écrivains. Un modèle du genre. Il faut rendre un vibrant hommage à Bertrand Bousmanne, qui en a été le maître d'œuvre. Il n'a rien négligé, absolument rien. La mise en scène qu'il a conçue était en tout point remarquable. Il y avait ainsi un espace sur la prison de Mons, avec en particulier la reconstitution d'une cellule, qui m'a fait froid dans le dos. Et puis voir de visu les documents relatifs à l'affaire de Bruxelles, ou encore le revolver Lefaucheux qu'a utilisé Verlaine pour tirer sur Rimbaud, confine au vertige. Je regrette toutefois que cette exposition n'ait pas circulé, comme on dit. Pour des questions d'assurances d'après ce que j'ai cru comprendre. 
JB
Le catalogue de l’exposition est un chef-d’oeuvre. Revenons au Dictionnaire Rimbaud. Il y avait 35 collaborateurs et la réalisation du livre a demandé  plusieurs années. Pouvez-vous nous parler de cette lourde tâche de directeur, de vos satisfactions et peut-être des problèmes que vous avez eu à résoudre ?
J-BB
En toute franchise, cela n'a pas toujours été commode de piloter cet ouvrage. J'avais remis à chacun des collaborateurs un petit protocole d'édition concernant à la fois le fond et la forme du Dictionnaire, mais la moitié d'entre eux ne l'a pas respecté. J'avais notamment demandé que les notices sur les poèmes de Rimbaud ne soient qu'informatives. Malgré quoi, certains collaborateurs ont brodé tant et plus sur les poèmes dont ils avaient la charge et j'ai donc dû procéder à de nombreux réajustements. Et je ne parle pas des problèmes d'uniformisation. Un tel écrivait Une saison en enfer avec des guillemets, un autre avec une majuscule à « saison », un troisième employait les capitales pour chacun des mots du titre, un quatrième trouvait bon de mettre ce même titre en caractères gras, et ainsi de suite… Et puis, chemin faisant, des collaborateurs pressentis m'ont abandonné, parfois sans la moindre explication ni la plus petite excuse, et j'ai éprouvé beaucoup de peine à en trouver de nouveaux. Sans compter les accidents de parcours. Si, par exemple, j'ai fait appel à vous pour une quinzaine de notices, c'est parce Jean-Michel Cornu de Lenclos, qui devait les rédiger, est mort avant de me les remettre toutes. Pour ce qui me concerne, j'avais prévu de rédiger les notices laissées vacantes, mais je ne m’attendais pas à ce qu'il y en ait autant. Cela dit, je vous avoue que j'ai eu du plaisir à les faire. J'ai pu approfondir de la sorte certains sujets que je ne connaissais pas bien et découvrir un grand nombre de pointilles, comme l'écrivait Saint-Simon. Les pointilles, à mes yeux, sont importantes. Ce sont elles qui donnent de la cohérence à un sujet ou à un thème abordé. J'ajoute que l'entreprise a été une constante work in progress, des notices en appelant d'autres, qui n'étaient pas prévues au départ, tant la matière est considérable, alors même qu'on a affaire à un auteur qui a fort peu produit et qui s'est retiré très jeune de la scène littéraire. Chose assez étonnante quand je me remémore cette passionnante aventure éditoriale, rares ont été les collaborateurs qui m'ont proposé de nouvelles notices en cours de travail. J'excepte ici André Guyaux. Du début à la fin, il m'a prodigué toute une série de suggestions et de précieux conseils, et je profite de cet entretien pour le remercier une nouvelle fois. Au fond, tous les rimbaldiens, les vrais, les purs devraient œuvrer de concert et se partager leurs informations et leurs intuitions. On devrait inventer une banque mondiale de données rimbaldiennes. À moins que votre site n'en soit déjà le prototype…
JB
Vous me donnez l’occasion de parler de Jean-Michel Cornu de Lenclos qui m’a envoyé de beaux articles pour mon blog. C’est avec effroi que je me souviens d’avoir appris son suicide dans un hôtel à Phnom Penh. Il m’avait envoyé ses derniers articles la veille de cet événement tragique. Son dernier message ne m’avait rien laissé soupçonner. Si je m’efforce de publier des articles et informations inédites comme la lettre de Bouchor communiquée par Yves Jacq, qui a retenu l’attention du prochain colloque Rimbaud, je ne peux avoir la prétention d’être le  prototype d’une banque mondiale de données ! Cependant, vous qui êtes un grand bibliophile, ne pensez-vous pas que l’objet livre demeure essentiel, même pour un dictionnaire que l’on pourrait imaginer sur le web ?
J-BB
Pour un bibliophile, le livre est un plaisir visuel, charnel, intellectuel, et je conçois la bibliophilie comme une esthétique – une esthétique en soi, qui possède sa propre grammaire et dont les règles n'ont pas grand-chose à voir avec celles de la grammaire de la toile. Une banque mondiale de données numériques n'est jamais qu'un office de dépôts et de consignations, où reposent une infinité de savoirs et où seront réunis un jour les milliards de livres écrits depuis que Gutenberg a inventé l'imprimerie. Mais ils ne seront jamais que des fantômes et ne formeront jamais une esthétique.
JB
Oui, mais ces fantômes sont bien utiles pour le chercheur ! Le site Gallica de la BNF permet de consulter un nombre incalculable de livres et articles anciens. Ne pensez-vous pas que les banques de données de la toile ont été parfois profitables pour rédiger certaines notices du Dictionnaire ? Vous arrive-t-il vous-même d’avoir recours à cette masse d’informations ?
J-BB
Je me suis, de fait, beaucoup servi de la toile dans la rédaction du Dictionnaire Rimbaud et je reconnais que sans elle, j'en serais peut-être encore toujours à glaner des informations dans telle ou telle bibliothèque et auprès de tel ou tel chercheur, çà et là à travers le monde. Reste que cette même toile est en général muette dès qu'on sort des sentiers battus et qu'on tente d'explorer les marges de la littérature – ce qui est une de mes inoffensives marottes. Prenez ainsi les noms des poètes cités par Rimbaud dans sa fameuse lettre adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871. Oubliez Hugo, Musset, Gautier, Banville ou Baudelaire. Que croyez-vous que la toile dit de Pichat, d'Autan, de Lafenestre, de Coran, de Lazarches, de Lemoyne ou de Popelin ? Rien, ou presque. Et presque rien, par exemple, sur Mérat. Et essayez, de surcroît, de mettre la main sur un recueil d'un de ces auteurs totalement oubliés, de l'acheter sur un des très nombreux sites de vente de livres, en France ou à l'étranger… Il peut se passer des années avant que nous ne tombiez dessus ! 
JB
Je ne pourrais pas mettre facilement la main sur les ouvrages de Mérat ou de Lafenestre, mais je pourrai au moins lire un grand nombre de leurs oeuvres sur le site Gallica. Puisque nous parlons de recherches hors internet, ne pensez-vous vous pas qu’il est possible de trouver en Belgique des informations sur Rimbaud et Verlaine dans des revues, des bibliothèques, des archives, ou autres ? Pourriez-vous nous donner des pistes? 
J-BB
L'essentiel de ces recherches en Belgique a déjà été effectué de longue date. Tout récemment encore, Bernard Bousmanne a révélé divers détails peu connus dans son superbe livre illustré Verlaine en Belgique publié chez Mardaga, dans le cadre de l'exposition « Verlaine, cellule 252 », qui s'est tenue à Mons du 17 octobre 2015 au 24 janvier 2016 et que j'ai déjà évoquée tout à l'heure. Je n'irai pas jusqu'à dire que le sujet a été épuisé, mais j'ai bien peur qu'on ne trouve pas grand-chose de nouveau dans les revues et bibliothèques belges. L'hypothèse d'archives privées pouvant contenir des révélations n'est cependant pas à écarter. J'en rêve quelquefois. Je me dis qu'il y a peut-être quelque part à Bruxelles, ou ailleurs en Belgique, des dossiers qui sommeillent et auxquels leurs propriétaires n'ont jamais prêté attention. Le coup de dé, en somme. Lequel, ainsi que Mallarmé l'a si bien dit, n'abolira jamais le hasard. À moins que ce ne soit le contraire.
JB
Pour terminer cet entretien, je voudrais m’adresser à présent à l’auteur du Dictionnaire amoureux de la Belgique. Ne pensez-vous pas que les Français ont une vision un peu stéréotypée de ce pays ? Baudelaire, il est vrai, n’a pas été tendre pour le plat pays . Ne faudrait-il pas corriger cette vision, surtout aujourd’hui ?
J-BB
Vous avez raison, les Français ont une vision stéréotypée de la Belgique. Ils l'ont du reste de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, des États-Unis et des autres pays. Je l'ai encore constaté lors des attentats terroristes, qui ont frappé Bruxelles le 22 mars 2016. C'est fou le nombre de bêtises que j'ai lues et entendues sur la commune de Molenbeek et, en particulier, sur son emplacement géographique exact ! D'une manière générale, l'immense majorité des commentaires et des articles publiés sur mon Dictionnaire amoureux de la Belgique, et Dieu sait s'il y en a eu beaucoup depuis sa parution en librairie en octobre 2015, participent à cette vision stéréotypée, alors même que je m'en suis écartée et que je n'ai pas voulu sacrifier aux clichés et aux lieux communs réducteurs. Mon livre propose, je crois, un juste équilibre entre des sujets, des thèmes et des personnages connus ou convenus et des sujets, des thèmes et des personnages qu'on ne s'attend pas forcément à trouver et qui constituent le plus souvent des découvertes, non seulement pour les lecteurs français, mais aussi pour les lecteurs belges. Eh bien, c'est à peine si la presse s'est attardée sur cette seconde catégorie de notice, à mes yeux la plus passionnante et, j'ose le dire, la plus originale (il y en a grosso modo plus de deux cent cinquante). Vraiment, je le regrette. Jusqu'à me demander si mon travail offre une quelconque utilité et si mes curiosités intéressent les gens. Il en va de même, d'ailleurs, du Dictionnaire Rimbaud. Je n'ai lu nulle part qu'un bon nombre de notices abordaient des sujets, des thèmes et des personnages qu'on n'avait encore jamais traités. Le livre est bourré de notations inédites, de détails nouveaux, de renseignements rares, et tout se passe comme si tout cela n'avait aucune importance.
JB
Avez-vous des projets éditoriaux ?
J-BB
J'ai toujours des dizaines de projets éditoriaux et je crois que j'en aurai toujours. Dans le cadre de nos entretiens, sachez que j'en ai en cours sur Verlaine dans lequel, il va sans dire, il est question de Rimbaud. Plus concrètement, je publie en octobre 2016 Le Paris de Simenon aux Editions Alexandrines. Ce livre fera partie d'une collection où figurent déjà les Paris de Balzac, Hugo, Dumas, Proust, Cocteau, Modiano, etc., et où est annoncé un Paris de Verlaine et de Rimbaud.
Publicité
Publicité
1 2 3 4 5 6 7 > >>
Publicité
Archives
Publicité